Le croisement des déclarations du président argentin Javier Milei à
Davos, l’intervention du vice-président états-unien J.D. Vance à la
conférence de Munich sur la sécurité (la MSC), les incursions de Musk sur la
planète, la tentative de règlement de la guerre en Ukraine entre Trump et
Poutine sans les dirigeants ukrainiens pourtant les premiers concernés, sans
les responsables européens, après la volonté trumpiste d’annexer Gaza, le refus
sec du vice-président Vance de rencontrer le chancelier allemand Olaf Scholz au
profit d’un entretien avec la candidate aux législatives de l’extrême droite
AfD, héritière du nazisme, sont autant d’événements cumulés qui marquent
nettement un changement d’époque. Un basculement.
Un cycle gravissime peut s’ouvrir si ensemble les peuples européens, avec
d’autres dans le monde, baissent la garde, s’ils ne combattent pas les
chauvinismes belliqueux et les nationalismes guerriers. La base de la
contre-offensive porte sur les idéaux républicains, ceux de la Révolution de
1789 et ceux des Lumières, ceux des grands penseurs et créateurs européens,
porteurs d’une culture émancipatrice. À force d’avoir méprisé, ces grandes
valeurs humanistes, démocratiques, sociales, féministes, écologistes au profit
des tableaux comptables austéritaires sous-tendant la concurrence libre et
prétendument non faussée, les dirigeants européens n’ont que leurs gémissements
à offrir. Pis, pareils à ceux qui tendent des bâtons pour se faire battre, ils
empruntent la rhétorique des dirigeants de Washington, contre le progrès
social, contre les normes, contre l’État social, contre les immigrés. À force
de se soumettre, ils sont de plus en plus humiliés.
Nous ne nous en réjouissons pas, car ce seront les peuples, les
travailleurs et la jeunesse en quête d’avenir, qui en paieront le prix si nous
ne parvenons pas à défendre la paix et à défricher les chemins d’une autre
construction européenne s’inscrivant dans un après-capitalisme.
Voilà pourquoi, face aux périls qui courent et accourent, fous sont celles
et ceux qui font profession de diviser le camp de gauche, le camp de
l’émancipation, le camp de la quête de justice et d’égalité en osmose avec le
combat pour le climat et le vivant.
Face aux désintégrations que tente de
provoquer l’internationale du techno capitalisme libertarien fascisant,
l’urgence est à l’unité populaire pour porter le projet d’un post-capitalisme à
inventer.
Mesurons et faisons mesurer la profondeur des dangers.
Le discours de Milei à Davos est la
théorisation d’une option politique qui n’est pas seulement la contestation du
« socialisme » mais, au-delà du reaganisme, le rejet du libéralisme
politique et le retour au XVIIIe siècle
avant l’éclosion des Lumières. C’est aussi le sens du discours du
vice-président nord-américain contre « les réglementations
excessives ; contre « l’idée sinistre [sic], injuste et aberrante de
la justice sociale ». Autant de discours qui infusent dans les métastases
du capitalisme européen et de ses zélés commis politiques.
La haine de l’égalité se superpose
désormais dans les bouches des dirigeants nord-américains à une attaque contre
tout projet de construction européenne.
Les dirigeants européens semblent surpris, choqués, désorientés, totalement
démunis. Leur alignement permanent sur l’imperium ne pouvait pourtant que les
placer devant une situation de désintégration de la Communauté européenne. Un
projet qui plongerait encore plus les travailleurs et les peuples dans la
barbarie économique et guerrière. À la suite du Brexit, les travailleuses et
travailleurs du Royaume-Uni en savent quelque chose !
Mesurons la puissance des dangers qui se
profilent avec la construction d’un axe de type nouveau entre Washington et
Moscou, au long duquel brûle le droit international et au sein duquel le
nationalisme en gestation parviendrait à maturation.
La haine du droit international est un projet commun à ce que l’on peut
appeler le « capitalisme politique », ce système où des oligarques
règnent au Kremlin comme à la Maison-Blanche. Tous deux sont en quête de
territoires nouveaux à exploiter. Tous deux sont prêts à de nouveaux partages
du monde. Tous deux haïssent la liberté, les droits des femmes et ceux des
homosexuels, les immigrés, le progrès social et promeuvent la
« liberté » d’exploiter, de spéculer, d’écraser toute opposition, de
vociférer sans entrave. Leur culture commune d’un violent nationalisme ne les
rend que plus dangereux, tant nous savons que les alliés d’aujourd’hui peuvent
être les ennemis en guerre de demain.
La motivation de cette alliance de circonstance se trouve dans la
désignation de la Chine comme ennemi principal de l’imperium nord-américain.
Celui-ci est rejoint par le poutinisme qui n’a jamais accepté que la Chine lui
rappelle la nécessité de respecter les souverainetés territoriales.
Faute d’avoir élaboré une stratégie
autonome pour un processus débouchant sur une architecture de sécurité commune
du continent en dehors de l’élargissement permanent de l’Otan, les dirigeants européens
se trouvent pris en tenaille entre les gargantuesques appétits de l’imperium
nord-américain et les forces du nationalisme du Kremlin qui continue de rêver à
la « Grande Russie ».
Le peuple ukrainien qui risque de continuer d’être le malheureux pion, qui
a déjà beaucoup souffert dans sa chair, pourrait encore douloureusement en
faire les frais. Le Fonds monétaire international, les grandes banques et un
certain nombre d’oligarques ukrainiens sont prêts à livrer leurs terres rares à
la voracité du capitalisme états-unien qui réclame ainsi déjà son retour sur
investissement dans la guerre. Et la bagarre pour les chantiers de
reconstruction entre firmes capitalistes européennes et nord-américaines
commence à faire rage.
Voici que les mêmes demandent aux pays membres de l’Union européenne d’être
les supplétifs du maintien de l’ordre, d’une fragile paix, sur le territoire
ukrainien face à la Russie, afin de permettre aux forces armées US d’investir
la région Asie-Pacifique. Rien de tel pour ouvrir la voie à de nouvelles
confrontations militaires. La chose est sérieuse puisque l’administration Trump
affirme qu’elle n’interviendrait pas en cas de conflit entre des pays de
l’Union européenne et la Russie. C’est l’inversion de l’article 5 du
traité de l’OTAN qui prévoit une assistance entre ses signataires.
On aurait grand tort de rester spectateur
face à de tels bouleversements. On ne peut non plus laisser croire qu’il s’agit d’événements fortuits
ou inopinés. La politique nord-américaine est d’une grande constance, même si
nous assistons en ce moment à une brutale accélération. Trump et ses acolytes
sont plus clairs, plus directs, plus violents, plus grossiers, mais le terrain
a été largement préparé par l’administration Biden. Dès lors qu’ont été
imposées les sanctions contre la Russie, les États-Unis, déjà forts de
l’extraterritorialité du droit nord-américain et de la prédominance du dollar,
ont obtenu de l’UE le droit d’exporter leur carburant GNL (« gaz naturel
liquéfié ») et leurs armes, le transfert des données des Européens au
moment même où l’administration états-unienne réclamait et obtenait
l’accroissement des budgets de défense dans chacun des pays membres de l’Union
européenne.
À la faveur de la guerre d’Ukraine, l’Allemagne et la Pologne produisent un
effort de réarmement inconnu depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.
L’Allemagne consomme de plus en plus de capitaux publics pour le surarmement
alors que son industrie est sans doute la principale victime de la dépendance
aux hydrocarbures des États-Unis, notamment dans le secteur automobile. Le sort
des travailleurs allemands s’en trouvera de ce fait encore plus dégradé,
accentuant la crise politique dans ce pays pourtant présenté jusqu’ici comme
l’exemple de « la culture du compromis » et comme la réussite
exemplaire de L’Europe néolibérale. Un compromis qui n’est que compromission
avec le capitalisme international, lequel exige à présent que le fameux
« compromis » s’élargisse à l’extrême droite.
Le choc historique en cours produit
d’inquiétantes métastases au sein même de l’UE, avec la complicité active de la
présidente allemande de la Commission de Bruxelles, contre la France
particulièrement, contre son industrie de défense et sa présence à la table du
Conseil de sécurité de l’ONU.
Derrière les discours autour des enjeux de « sécurité commune »,
d’ « armée européenne », de « boussole stratégique », de
« défense commune », se trame au sein du capitalisme européen une
guerre sans merci contre les industriels français.
C’est ce qui se joue, par une sorte de coup de force juridique mené par la
présidente de la Commission contre l’esprit et la lettre du traité européen
avec ce qui est baptisé « le marché unique de la défense ». Les
rodomontades et les convocations, par le président de la République, de
réunions d’urgence des dirigeants européens auxquels est ajouté l’agressif
Royaume-Uni en deviennent ridicules et humiliantes pour la France.
À la suite du rapport Draghi qui mettait
en évidence la fragmentation de l’industrie européenne de la défense (qui
entraverait sa capacité à produire à grande échelle) et qui appelait les États
membres à se concentrer sur « l’agrégation de la demande et
l’intégration des actifs industriels de défense », le projet de « marché unique de la défense » tente de ressusciter
la « Communauté européenne de la défense » que les gaullistes et les
communistes mirent en échec dans les années 1950.
Il se trouve que ce projet est contraire à plusieurs articles au traité sur
le fonctionnement de l’UE selon lesquels les États membres conservent la
responsabilité de leur sécurité nationale (Art. 4) ; les pays membres
continuent de protéger leurs productions et le commerce de leurs armes
(Art. 346). L’article 5 du traité stipule expressément que
« toute compétence non attribuée à l’Union dans les traités appartient aux
États membres ». Or, la production d’armes et l’exportation de celles-ci
restent de la compétence des États. C’est ce que met en cause la Commission
européenne dans ce projet de directive, avec l’accord, notamment, de l’Allemagne
et de l’Italie. Ces pays tentent aujourd’hui d’imposer de force
l’européanisation du contrôle des exportations sous supervision nord-américaine
alors que, déjà, l’intégration du numérique et de l’intelligence artificielle
rend l’industrie de défense européenne dépendante des oligopoles états-uniens.
Les Etats-Unis jouent depuis plusieurs années – avec quelques
complicités de pays européens et celle de la Commission – sur les
rivalités intra-européennes, en particulier entre la France et l’Allemagne,
afin d’asseoir définitivement leur domination sur le continent européen sans
avoir à s’engager outre mesure.
C’est ce qui se joue actuellement avec le déploiement d’une force de paix
en Ukraine alors que, pour l’heure, l’Union européenne est exclue de négociations
qui concernent pourtant la paix dans sa région. Dans le même mouvement, les
dirigeants nord-américains mènent campagne pour installer durablement en Europe
des gouvernements d’extrême droite nationaliste, porteurs d’amplification de
guerres sociales, d’extinction de la démocratie et de germes de guerres armées.
Singer cette extrême droite ne fait
qu’accélérer sa venue au pouvoir. Affaiblir les droits sociaux et démocratiques, désarmer les travailleuses
et travailleurs, mépriser les productions de biens et services utiles aux
besoins sociaux et humains, refuser la souveraineté des travailleurs sur les
productions, combattre toutes les régulations et les normes pour jeter nos
concitoyens dans le feu des guerres économiques, ne fait qu’affaiblir notre
pays.
La mobilisation populaire pour la justice, la paix, la démocratie dans la
perspective d’un nouveau projet européen construit par et avec les travailleurs
et les peuples est d’une grande urgence. L’exigence de la construction d’un
front citoyen unitaire, démocratique et progressiste européen pour sortir du
piège de l’alignement transatlantique et empêcher un désastre est à l’ordre du
jour.
Cet inquiétant contexte oblige les forces progressistes, démocratiques,
républicaines. Rien ne devrait les détourner du patient travail de
fortification, d’élargissement et d’enrichissement du Nouveau Front populaire
et citoyen voulu par les électrices et électeurs de gauche depuis le mois de
juillet 2024. Le moment est trop grave, trop sérieux, trop préoccupant, pour
jeter du poison sur l’herbe bien tendre de l’union populaire. À rebours de ces
stériles crispations, ouvrant grands nos bras et nos cœurs à tous les
républicains pour convoquer avec elles et eux, dans chaque ville, des
rassemblements et des marches pour la démocratie et la paix.
Patrick Le Hyaric
18 février 2025