Les
journalistes palestiniens, femmes et hommes, savent qu’ils peuvent être tués à
chaque instant par Israël pour le simple fait d’exercer leur métier. Dans
l’urgence, ils s’efforcent de documenter autant d’histoires que possible avant
de devenir eux-mêmes les prochaines victimes, témoigne Maha Hussaini, journaliste
palestinienne à Gaza.
Depuis deux
ans, je marque une pause chaque fois qu’on me demande mon âge. Je m’arrête, je
réfléchis tranquillement un instant : « Ah oui, quel âge ai-je
donc ? », avant de me reprendre et de répondre. Pour beaucoup,
surtout lors d’entretiens avec des personnes hors de Gaza, cette hésitation
paraît comique.
Après tout, qui
oublie son âge ? Mais la vérité est qu’au cours de ces deux années, j’ai,
presque sans m’en rendre compte, cessé de mesurer mon existence en années ou en
mois. Désormais, je la mesure en histoires. C’est une réalité que seuls les journalistes palestiniens à Gaza
peuvent vraiment saisir.
Raconter avant de disparaître
Depuis
vingt-trois mois, les histoires sont devenues notre calendrier, notre seul
moyen de mesurer le temps. Quand on voit des collègues journalistes se faire
tuer presque quotidiennement et qu’on vit avec la certitude d’être le prochain,
le temps commence à perdre son sens.
Ici, on ne
meurt pas pour les années qu’on a vécues, mais pour les histoires que l’on
raconte. Et c’est ainsi que chaque histoire acquiert un poids différent.
Chaque
témoignage devient une page tournée, chaque récit un chapitre achevé. Vous
courez contre la montre, vous efforçant de documenter autant d’histoires que
possible avant de devenir vous-même le prochain sujet.
Le quotidien des reporters face aux bombardements et
aux drones
Ce n’est pas
seulement le temps qui change de sens lorsqu’on est journaliste dans la bande
de Gaza. Dans un bureau doté de panneaux solaires et offrant le luxe rare
d’Internet et de l’électricité après la destruction des infrastructures locales
par l’armée israélienne, deux journalistes discutent à côté de moi.
Toutes deux
sont des reporters de terrain voyageant constamment entre le nord et le sud de
la bande de Gaza pour témoigner des événements.
Mon casque sur
les oreilles diffusant une musique douce pour me protéger du fracas des bombardements et
du bourdonnement des drones israéliens, je
les regarde quitter leurs chaises, poser leurs sacs à dos de travail sur les
tables, commencer à les déballer et à parler de leur matériel. Je baisse
légèrement le volume de ma musique.
« Regarde comme ce sac est grand. Ici, tu peux mettre ton ordinateur
portable, tes écouteurs et tes chargeurs. Et cet espace est prévu pour d’autres
appareils, mais il s’adapte parfaitement à mes vêtements », explique l’une à sa collègue. À l’intérieur du sac
se trouvaient un pull d’hiver en plein été, deux chemises, un pantalon et
quelques autres articles dont personne n’aurait normalement besoin pour un
voyage de trente minutes dans le sud de Gaza.
Vivre et travailler sous tension constante
Intriguée, j’ai
retiré mes écouteurs et demandé : « Pourquoi avez-vous besoin de
tout ça dans un sac de travail ? » « Pour être sûre d’avoir
l’essentiel au cas où ils fermeraient soudainement la route » entre le
Nord et le Sud, a-t-elle répondu.
Au début de sa
guerre à grande échelle contre Gaza, en octobre 2023, l’armée israélienne a
ordonné l’évacuation massive des habitants du nord du territoire et de la ville
de Gaza, les obligeant à se déplacer vers le Sud, avant de couper de fait
l’enclave en deux.
La route
reliant les deux régions a été fermée et des centaines d’attaques ont été
menées, notamment des exécutions sommaires de Palestiniens déplacés qui, depuis
le Sud, tentaient de rentrer chez eux, dans le Nord. La route a été rouverte
une quinzaine de mois plus tard dans le cadre de l’accord de cessez-le-feu de
janvier 2025, et elle reste techniquement accessible, même après la reprise des attaques
israéliennes en mars.
Elle a
cependant laissé une cicatrice profonde et irréparable chez les habitants de
Gaza, qui vivent dans la peur constante d’être à nouveau déracinés, sans
préavis. Cela a contraint de nombreux habitants à éviter de voyager entre le
Nord et le Sud. Pour la plupart des journalistes, cependant, ce déplacement est
inévitable.
Pour eux, un
sac n’est jamais seulement un rangement pour leurs appareils. Il devient une
bouée de sauvetage, un bateau contenant des fragments de leur propre vie, porté
sur leur dos alors qu’ils courent à travers le feu et les décombres pour
capturer une histoire, pour recueillir un autre témoignage.
L’amour au milieu des bombes à Gaza
Après une
nouvelle attaque qui a tué au moins cinq journalistes palestiniens, lundi
25 août, Hala Asfour, journaliste de 24 ans et fiancée de Muhammed
Salama, l’un des confrères tués lors de ce bombardement israélien, a partagé
une vidéo sur les réseaux sociaux. Dans celle-ci, elle capture un moment rare
et intime avec lui après un reportage.
Tenant la main
de son fiancé, visiblement épuisé et somnolent, Asfour a livré une réflexion
mordante et teintée d’humour noir : « Voilà les avantages de
tomber amoureux d’un journaliste : il est tout à fait normal qu’il
s’endorme soudainement en vous parlant. Et il est parfaitement normal qu’il
soit là avec vous un instant et qu’il s’enfuie l’instant d’après, il a un
incident à couvrir. Informations de base. »
Dévastée et
incapable d’écrire quoi que ce soit, Asfour a partagé la vidéo sans légende.
Les collègues du couple ont évoqué ce que cela représente de voir deux
journalistes tomber amoureux sous les tirs à Gaza.
« Je ne connaissais pas le photojournaliste Muhammed Salama
auparavant, mais plutôt l’amoureux », se souvient la journaliste palestinienne Waad Abuzaher. « Chaque
matin, le cœur dévoué, il venait prendre un café à la porte de notre bureau,
accompagné de sa fiancée, lui offrant l’impossible, si elle le
souhaitait. »
Abuzaher a
ensuite raconté une de ses conversations avec Asfour sur l’amour en temps de
guerre. « Je lui ai demandé : ”Pourquoi l’amour persiste-t-il à
surgir en pleine guerre ?” Au début, elle a répondu avec sarcasme :
”Parce que nous n’avons pas de chance”, et elle a ri. Puis elle a ajouté :
”Si rien ne nous sauve de la mort, que l’amour nous sauve au moins de la vie,
mon amie.” »
240 journalistes palestiniens tués depuis le début de
la guerre
Asfour, la
jeune journaliste, a eu la sagesse de comprendre que tomber amoureux d’un
journaliste à Gaza, c’est défier la vie elle-même. C’est un acte fragile, une
tendre rébellion contre l’ombre constante de la mort,
une insistance silencieuse sur le fait que, même au milieu des bombardements et
du génocide, le cœur humain et la voix du journaliste refusent d’être réduits
au silence.
Depuis le début
de la guerre israélienne contre Gaza, environ 240 journalistes palestiniens ont
été tués. Certains sont tombés dans l’exercice de leurs fonctions, documentant
les événements sur le terrain et recueillant les témoignages des victimes, pour
finalement devenir eux-mêmes victimes.
D’autres ont
été abattus chez eux, auprès de leurs familles ou dans des camps de déplacés,
tués à l’endroit où ils avaient trouvé refuge. Ce ciblage systématique, dans ce
qui a été décrit comme « la guerre la plus meurtrière jamais menée
contre les journalistes », a accouché d’une réalité effrayante :
à Gaza, côtoyer un journaliste peut être perçu comme une condamnation à mort.
Il y a deux
mois, je suis allée acheter une nouvelle paire de lunettes après avoir perdu
les miennes lors d’un énième déplacement forcé. Chez l’opticien, la spécialiste
a entamé la procédure routinière de saisie des coordonnées des clients. Elle
m’a demandé mon nom et ma profession. « Maha Hussaini », ai-je
dit.
« Nous sommes des bombes à retardement »
« Je suis journaliste et je défends les droits humains. » Au mot « journaliste », ses doigts
se sont figés sur le clavier. Elle a levé les yeux, a souri gênée et baissé la
voix : « Allons-y avec une militante des droits humains »,
murmura-t-elle. J’ai ri. Ce n’était pas la réaction la plus inhabituelle que
j’aie observée en révélant que j’étais journaliste.
Nous partageons
souvent des histoires sur la façon dont nous devons dissimuler notre identité,
jouant à cache-cache pour que les gens n’aient pas peur de se retrouver près de
nous, même lorsque nous essayons de recueillir des témoignages.
À mon retour au
bureau, j’ai raconté cette histoire à ma collègue Israa al-Ramli, puis j’ai
ajouté, à moitié sarcastique : « Je ne sais pas pourquoi ils ont
si peur de nous. » Elle a souri et répondu : « Parce que,
pour eux, nous sommes des bombes à retardement. Si nous ne sommes pas
bombardées maintenant, alors ce sera sûrement le cas la prochaine fois. »
Et c’est
exactement ce que nous ressentons, nous, journalistes palestiniens de Gaza,
conscients qu’à tout moment, un bombardement peut survenir et mettre fin non
seulement à nos vies, mais aussi à celles de nos familles et de tous ceux qui
se trouvent à proximité.
Alors que nous
parcourons les ruines pour réaliser nos reportages, nous entendons presque le
tic-tac, une horloge invisible qui nous rappelle que ce n’est qu’une question
de temps. Chaque mission est une course : raconter l’histoire avant
qu’elle nous engloutisse. Le temps m’a rattrapée moi aussi, et je me rends
compte que je dois encore me présenter, ceci étant mon premier article pour l’Humanité.
Je suis Maha
Hussaini, j’ai 33 ans, et je suis journaliste palestinienne à Gaza. J’ai
environ 500 articles à mon actif. Au cours des dix dernières années, j’ai porté
la voix de près d’autant de victimes. Aujourd’hui, je vis avec la conviction
inébranlable qu’un jour, tôt ou tard, mon histoire sera également racontée par
quelqu’un d’autre.