dimanche 31 août 2025

« À tout moment, un bombardement peut survenir et mettre fin à nos vies » : à Gaza, les journalistes palestiniens bravent la mort pour documenter l’horreur du génocide



Les journalistes palestiniens, femmes et hommes, savent qu’ils peuvent être tués à chaque instant par Israël pour le simple fait d’exercer leur métier. Dans l’urgence, ils s’efforcent de documenter autant d’histoires que possible avant de devenir eux-mêmes les prochaines victimes, témoigne Maha Hussaini, journaliste palestinienne à Gaza.

Depuis deux ans, je marque une pause chaque fois qu’on me demande mon âge. Je m’arrête, je réfléchis tranquillement un instant : « Ah oui, quel âge ai-je donc ? », avant de me reprendre et de répondre. Pour beaucoup, surtout lors d’entretiens avec des personnes hors de Gaza, cette hésitation paraît comique.

Après tout, qui oublie son âge ? Mais la vérité est qu’au cours de ces deux années, j’ai, presque sans m’en rendre compte, cessé de mesurer mon existence en années ou en mois. Désormais, je la mesure en histoires. C’est une réalité que seuls les journalistes palestiniens à Gaza peuvent vraiment saisir.

Raconter avant de disparaître

Depuis vingt-trois mois, les histoires sont devenues notre calendrier, notre seul moyen de mesurer le temps. Quand on voit des collègues journalistes se faire tuer presque quotidiennement et qu’on vit avec la certitude d’être le prochain, le temps commence à perdre son sens.

Ici, on ne meurt pas pour les années qu’on a vécues, mais pour les histoires que l’on raconte. Et c’est ainsi que chaque histoire acquiert un poids différent.

Chaque témoignage devient une page tournée, chaque récit un chapitre achevé. Vous courez contre la montre, vous efforçant de documenter autant d’histoires que possible avant de devenir vous-même le prochain sujet.

Le quotidien des reporters face aux bombardements et aux drones

Ce n’est pas seulement le temps qui change de sens lorsqu’on est journaliste dans la bande de Gaza. Dans un bureau doté de panneaux solaires et offrant le luxe rare d’Internet et de l’électricité après la destruction des infrastructures locales par l’armée israélienne, deux journalistes discutent à côté de moi.

Toutes deux sont des reporters de terrain voyageant constamment entre le nord et le sud de la bande de Gaza pour témoigner des événements.

Mon casque sur les oreilles diffusant une musique douce pour me protéger du fracas des bombardements et du bourdonnement des drones israéliens, je les regarde quitter leurs chaises, poser leurs sacs à dos de travail sur les tables, commencer à les déballer et à parler de leur matériel. Je baisse légèrement le volume de ma musique.

« Regarde comme ce sac est grand. Ici, tu peux mettre ton ordinateur portable, tes écouteurs et tes chargeurs. Et cet espace est prévu pour d’autres appareils, mais il s’adapte parfaitement à mes vêtements », explique l’une à sa collègue. À l’intérieur du sac se trouvaient un pull d’hiver en plein été, deux chemises, un pantalon et quelques autres articles dont personne n’aurait normalement besoin pour un voyage de trente minutes dans le sud de Gaza.

Vivre et travailler sous tension constante

Intriguée, j’ai retiré mes écouteurs et demandé : « Pourquoi avez-vous besoin de tout ça dans un sac de travail ? » « Pour être sûre d’avoir l’essentiel au cas où ils fermeraient soudainement la route » entre le Nord et le Sud, a-t-elle répondu.

Au début de sa guerre à grande échelle contre Gaza, en octobre 2023, l’armée israélienne a ordonné l’évacuation massive des habitants du nord du territoire et de la ville de Gaza, les obligeant à se déplacer vers le Sud, avant de couper de fait l’enclave en deux.

La route reliant les deux régions a été fermée et des centaines d’attaques ont été menées, notamment des exécutions sommaires de Palestiniens déplacés qui, depuis le Sud, tentaient de rentrer chez eux, dans le Nord. La route a été rouverte une quinzaine de mois plus tard dans le cadre de l’accord de cessez-le-feu de janvier 2025, et elle reste techniquement accessible, même après la reprise des attaques israéliennes en mars.

Elle a cependant laissé une cicatrice profonde et irréparable chez les habitants de Gaza, qui vivent dans la peur constante d’être à nouveau déracinés, sans préavis. Cela a contraint de nombreux habitants à éviter de voyager entre le Nord et le Sud. Pour la plupart des journalistes, cependant, ce déplacement est inévitable.

Pour eux, un sac n’est jamais seulement un rangement pour leurs appareils. Il devient une bouée de sauvetage, un bateau contenant des fragments de leur propre vie, porté sur leur dos alors qu’ils courent à travers le feu et les décombres pour capturer une histoire, pour recueillir un autre témoignage.

L’amour au milieu des bombes à Gaza

Après une nouvelle attaque qui a tué au moins cinq journalistes palestiniens, lundi 25 août, Hala Asfour, journaliste de 24 ans et fiancée de Muhammed Salama, l’un des confrères tués lors de ce bombardement israélien, a partagé une vidéo sur les réseaux sociaux. Dans celle-ci, elle capture un moment rare et intime avec lui après un reportage.

Tenant la main de son fiancé, visiblement épuisé et somnolent, Asfour a livré une réflexion mordante et teintée d’humour noir : « Voilà les avantages de tomber amoureux d’un journaliste : il est tout à fait normal qu’il s’endorme soudainement en vous parlant. Et il est parfaitement normal qu’il soit là avec vous un instant et qu’il s’enfuie l’instant d’après, il a un incident à couvrir. Informations de base. »

Dévastée et incapable d’écrire quoi que ce soit, Asfour a partagé la vidéo sans légende. Les collègues du couple ont évoqué ce que cela représente de voir deux journalistes tomber amoureux sous les tirs à Gaza.

« Je ne connaissais pas le photojournaliste Muhammed Salama auparavant, mais plutôt l’amoureux », se souvient la journaliste palestinienne Waad Abuzaher. « Chaque matin, le cœur dévoué, il venait prendre un café à la porte de notre bureau, accompagné de sa fiancée, lui offrant l’impossible, si elle le souhaitait. »

Abuzaher a ensuite raconté une de ses conversations avec Asfour sur l’amour en temps de guerre. « Je lui ai demandé : ”Pourquoi l’amour persiste-t-il à surgir en pleine guerre ?” Au début, elle a répondu avec sarcasme : ”Parce que nous n’avons pas de chance”, et elle a ri. Puis elle a ajouté : ”Si rien ne nous sauve de la mort, que l’amour nous sauve au moins de la vie, mon amie.” »

240 journalistes palestiniens tués depuis le début de la guerre

Asfour, la jeune journaliste, a eu la sagesse de comprendre que tomber amoureux d’un journaliste à Gaza, c’est défier la vie elle-même. C’est un acte fragile, une tendre rébellion contre l’ombre constante de la mort, une insistance silencieuse sur le fait que, même au milieu des bombardements et du génocide, le cœur humain et la voix du journaliste refusent d’être réduits au silence.

Depuis le début de la guerre israélienne contre Gaza, environ 240 journalistes palestiniens ont été tués. Certains sont tombés dans l’exercice de leurs fonctions, documentant les événements sur le terrain et recueillant les témoignages des victimes, pour finalement devenir eux-mêmes victimes.

D’autres ont été abattus chez eux, auprès de leurs familles ou dans des camps de déplacés, tués à l’endroit où ils avaient trouvé refuge. Ce ciblage systématique, dans ce qui a été décrit comme « la guerre la plus meurtrière jamais menée contre les journalistes », a accouché d’une réalité effrayante : à Gaza, côtoyer un journaliste peut être perçu comme une condamnation à mort.

Il y a deux mois, je suis allée acheter une nouvelle paire de lunettes après avoir perdu les miennes lors d’un énième déplacement forcé. Chez l’opticien, la spécialiste a entamé la procédure routinière de saisie des coordonnées des clients. Elle m’a demandé mon nom et ma profession. « Maha Hussaini », ai-je dit.

« Nous sommes des bombes à retardement »

« Je suis journaliste et je défends les droits humains. » Au mot « journaliste », ses doigts se sont figés sur le clavier. Elle a levé les yeux, a souri gênée et baissé la voix : « Allons-y avec une militante des droits humains », murmura-t-elle. J’ai ri. Ce n’était pas la réaction la plus inhabituelle que j’aie observée en révélant que j’étais journaliste.

Nous partageons souvent des histoires sur la façon dont nous devons dissimuler notre identité, jouant à cache-cache pour que les gens n’aient pas peur de se retrouver près de nous, même lorsque nous essayons de recueillir des témoignages.

À mon retour au bureau, j’ai raconté cette histoire à ma collègue Israa al-Ramli, puis j’ai ajouté, à moitié sarcastique : « Je ne sais pas pourquoi ils ont si peur de nous. » Elle a souri et répondu : « Parce que, pour eux, nous sommes des bombes à retardement. Si nous ne sommes pas bombardées maintenant, alors ce sera sûrement le cas la prochaine fois. »

Et c’est exactement ce que nous ressentons, nous, journalistes palestiniens de Gaza, conscients qu’à tout moment, un bombardement peut survenir et mettre fin non seulement à nos vies, mais aussi à celles de nos familles et de tous ceux qui se trouvent à proximité.

Alors que nous parcourons les ruines pour réaliser nos reportages, nous entendons presque le tic-tac, une horloge invisible qui nous rappelle que ce n’est qu’une question de temps. Chaque mission est une course : raconter l’histoire avant qu’elle nous engloutisse. Le temps m’a rattrapée moi aussi, et je me rends compte que je dois encore me présenter, ceci étant mon premier article pour l’Humanité.

Je suis Maha Hussaini, j’ai 33 ans, et je suis journaliste palestinienne à Gaza. J’ai environ 500 articles à mon actif. Au cours des dix dernières années, j’ai porté la voix de près d’autant de victimes. Aujourd’hui, je vis avec la conviction inébranlable qu’un jour, tôt ou tard, mon histoire sera également racontée par quelqu’un d’autre.

 

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