Les affrontements violents en Kanaky – Nouvelle-Calédonie imposent de la
clarté et de l’honnêteté. À l’heure où nous écrivons ces lignes, nous en sommes
à six morts – deux gendarmes, trois Kanak et un Caldoche – et des centaines de
blessés. Les milices armées laissent craindre un engrenage qui peut devenir
plus meurtrier encore. Notre solidarité est totale avec chaque famille de
victime. Après plusieurs nuits d’émeutes, le bilan est terrible pour le
territoire : un tissu économique et des milliers d’emplois ruinés, un système
de distribution alimentaire mis à bas, laissant craindre de possibles émeutes
de la faim, quand le manque de médicaments fait peser de très gros risques à un
système de santé déjà fragile. Le retour au calme est demandé par tous les
partis représentés sur le Caillou.
Cette flambée de violence est le résultat d’un passage en force du
gouvernement concernant le projet de loi constitutionnel sur le dégel
électoral, succédant au projet de loi sur le report de loi des élections
provinciales. L’exécutif a tailladé les accords de Matignon puis de Nouméa et
rompu l’équilibre de la paix civile. Pourtant, ce pouvoir libéral autoritaire
aurait dû entendre et surtout écouter les alertes nombreuses, dont les
manifestations pacifiques et de grande ampleur qui ont eu lieu pendant des
semaines.
Les violences, sans les excuser, sont le résultat de ce déni démocratique.
On ne peut outrepasser un accord politique obtenu de haute lutte, fruit d’une
réconciliation dans un contexte colonial.
Il est vrai que beaucoup de nos concitoyens pensaient, par méconnaissance
souvent, que notre histoire coloniale était derrière nous, alors même que des
plaies restent encore béantes, notamment avec l’Algérie. La Kanaky, devenue
colonie en 1853, reste pourtant un territoire à décoloniser selon l’ONU, comme
son voisin polynésien. Ce n’est pas parce que Nouméa est à 17 500
kilomètres de Paris que la violence coloniale n’a pas été aussi féroce qu’en
Algérie. Massacres de masse, code de l’indigénat, colonie de peuplement avec
notamment des prisonniers… L’histoire a laissé des traces indélébiles, avec ces
moments douloureux, tels les événements de la grotte d’Ouvéa, ses
« héros » comme Jean-Marie Tjibaou et ses moments de réconciliation.
Les acquis comme le droit de vote pour tous les Kanak, obtenu seulement en
1957, puis la réforme constitutionnelle de 2007 n’ont pas mis fin à la
domination économique et sociale des Caldoches sur les Kanak encore
aujourd’hui…
Faut-il rappeler à chacun que si l’État a gelé le corps électoral en
Nouvelle-Calédonie, chose inédite en France, c’est bien parce qu’il a reconnu
la colonisation, pour en quelque sorte « réparer ses erreurs ».
Les partisans du passage en force actuel font preuve d’un cynisme absolu en
éludant ce particularisme et, pire, en se revendiquant de la démocratie. C’est
vrai, après tout, que le Parlement a voté il y a quelques jours, après trois
référendums en Nouvelle-Calédonie. Mais c’est oublier un peu vite que le
dernier référendum est entaché d’une absence de consensus, les forces
indépendantistes ayant demandé son report. Chez les Kanak, on ne peut voter
lorsqu’on est en deuil. Avoir tenu le troisième référendum en pleine crise du
Covid constituait une grave erreur de la part de l’exécutif. Ce
« non » à l’indépendance a certes remporté plus de 96 % des
voix, mais avec seulement 43,87 % de participation.
L’extrême droite, une partie de la droite et même le ministre de
l’Intérieur osent mettre en parallèle la question du droit de vote des
résidents étrangers en France avec la question du dégel du corps électoral en
Nouvelle-Calédonie. Rhétorique scandaleuse accusant les progressistes de
vouloir refuser l’égalité républicaine à certains de nos concitoyens.
Rappelons-leur que la démocratie n’est pas soluble dans un fait colonial.
C’est vite oublier que les accords de Nouméa ont reconnu une injustice
historique, faite de discrimination raciale, et institué une citoyenneté
calédonienne comme élément de décolonisation. C’est le chemin pour tendre vers
l’égalité pleine et entière de toutes et tous, notamment les Kanak, peuple
premier qui a subi une colonisation de peuplement meurtrière, auxquels on ne
peut retirer la maîtrise de leur destin.
Personne n’est contre le principe « un individu = une
voix ». Mais les partisans d’une réaffirmation de la France veulent en
réalité favoriser le déséquilibre entre population d’origine européenne et
population kanak, contribuant à réactiver la dichotomie ethnique. Drôle de
conception de la démocratie…
Le Congrès de la Nouvelle-Calédonie, parlement local, a pourtant dénoncé
cette fuite en avant d’une métropole qui s’appuie sur les ultras caldoches,
partisans d’une solution violente. Les « loyalistes » ne sont pas
loyaux à la France et à la République mais à un ordre colonial profondément
injuste, comme l’atteste leur organisation en milices.
Maintenant que faire ? La responsabilité de toutes les forces
politiques locales pour trouver une solution apaisée nous oblige donc à
entendre leur message et à renoncer à ce projet de loi. Le président de la
République, car c’est lui qui choisira, doit renoncer à convoquer le Congrès.
Vouloir réaffirmer le retour à l’ordre, en prolongeant l’état d’urgence, sans
solution politique de long terme et d’apaisement est une illusion.
D’autant que l’urgence n’est pas, n’est plus, à une réforme
constitutionnelle. Il faut avant tout reconstruire le pays, lourdement abîmé,
socialement et économiquement, plongé dans une crise du nickel qui emploie près
d’un habitant sur quatre. Il faut, ensuite, remettre indépendantistes et
Caldoches autour de la table, peut-être par une mission de médiation, qui ne
peut être que plurielle, pluraliste, et acceptée par l’ensemble des parties
prenantes.
Si les colons ont la montre, les Kanak ont le temps. Il faut donc reprendre
les discussions, le temps de la palabre, pour panser les plaies et se donner
une chance de reprendre le chemin vers un destin commun.
Il faut construire la suite des accords de Nouméa pour réaliser une
citoyenneté calédonienne et concrétiser le droit à l’autodétermination du
peuple kanak. La France doit être à la hauteur de ce rendez-vous.
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