Trois cent mille jeunes appelés ont
souffert de graves traumatismes à l’issue de la guerre d’Algérie. Pupille de la
Nation, j’en ai été exempté. À mon retour du service militaire et assumant des
responsabilités aux jeunesses communistes j’ai côtoyé nombre de ces jeunes,
secoués, abîmés, parfois brisés par les moments dramatiques qu’ils ont vécus.
C’est à eux que je dédie cette nouvelle :
« LA CORVÉE DE BOIS »*
L’hiver, à l’aurore, il allume le feu
dans l’âtre ; le bois brûle bien, sauf quand le vent souffle de l’Est. Il
décroche le large manteau noir, posé la veille sur l’encadrement de la fenêtre,
et retire des jointures les cales en papier qui servent d’isolation contre les
courants d’air froids de la nuit. Il les range dans le bon ordre, sur le
rebord, en attente pour le soir. Les volets en fer grincent à l’ouverture.
L’humidité de janvier plonge sa grisaille entre les arbres. Il ne fait que
douze degrés à l’intérieur de la maison. Bien que l’hiver dure longtemps dans
le pays – quasiment de novembre à avril –, il s’est habitué à ces conditions de
vie un peu spartiates et ne brûle pas plus d’une dizaine de bûches dans la
journée. Le soir, après avoir placé un dernier rondin dans la cheminée, il
laisse mourir le feu. Le matin, au réveil il s’habille en doublant tous ses
vêtements. Sa casquette ne quitte presque jamais ses cheveux épais.
Chaque mardi et samedi, jours de marché,
il part à la ville, distante de quatre ou cinq kilomètres, après avoir nourri
son chien, Bobby, un vieil épagneul breton. Son vélomoteur pétarade et fume
bleu-noir dans la côte de la gare. Un cageot est ficelé à demeure sur le
porte-bagages, pour quelques courses, des outils, les fruits sauvages de la
belle saison, les noix ou les champignons sur les chemins d’automne. Les gens,
entre eux, l’appellent cageot, au lieu de Carle JAULT.
Vers treize heures, il retourne dans sa
toute petite maison au crépi grisâtre et fissuré qu’un marchand de bois met à
sa disposition pour un loyer dérisoire. Il allume le feu, mange deux ou trois
œufs de ses poules, puis s’endort, son chien à ses pieds. Il ne possède que
quelques meubles : un buffet, une table et ses quatre chaises, un canapé
craquelé en faux cuir marron, deux placards entre l’évier le réfrigérateur. Un
lit étroit derrière un rideau bleu délavé, occupe pratiquement toute la place
d’une alcôve. Son sommeil est souvent écourté par les ronflements ou
grognements de Bobby. Il se lève alors, et va inspecter son jardin, où défilent
des lignes de choux et de poireaux qui dégèlent à peine au soleil pâle. Il
marche ensuite avec son chien, de-ci de-là : dans la futaie de chênes où les
renards ont creusé des terriers à l’abri des houx verts, au bord de la petite
rivière qui roule ses eaux bleu acier ou bien à la lisière des hêtres, lieu de
ralliement des sangliers qui fouillent le sol à la recherche de faînes. Puis il
rentre, et prépare une soupe ou fait réchauffer celle de la veille. Cela lui
suffit le soir, avec du pain, du fromage et son vin noir violacé.
Il pense parfois à cet établissement,
fermé depuis plus longtemps que la gare et la scierie. Il l’a quitté après
avoir obtenu son certificat d’études, classé deuxième du canton. La première,
c’était Roseline, son amour de jeunesse, l’amour de sa vie. Il se souvient des
jeux de l’enfance dans les bois et les prés, des baignades au barrage de la
rivière, des livres échangés : puis vinrent les fleurs et le premier baiser…Et
le suivant, et cent mille autres.
Puis il y a eu le service militaire. «
Appelé du contingent », il dut partir en Algérie : des mois et des mois
interminables, si loin des collines vertes ; avec cette brutalité, ces cris de
haine ou d’effroi, ces atrocités, si loin de la douceur de sa vallée, de son
amour. Au retour, il lui semblait que tout avait changé ; il ne reconnaissait
plus son monde d’avant, le monde du bonheur. Des fêlures l’avaient fragilisé,
des blessures saignaient dans son esprit et dans son cœur. Et ces cris, encore,
qui souvent revenaient résonner dans son crâne. Les yeux dans le vague, il
cherchait leur provenance, se retournant, allant de droite à gauche ; il y
répondait parfois. Roseline, malgré tous ses efforts et sa patience ne le
comprenait plus. Déjà, au début de la deuxième année de service militaire, elle
avait deviné dans ses lettres, tant attendues, une tristesse résignée,
conséquence de cette sale guerre dont on taisait le nom.
Roseline cherchait à l’aider par tous
les moyens, essayant de le distraire, l’encourageant à reprendre ses études de
mécanique. Mais Carle refusait toute assistance. Elle l’accompagna consulter un
médecin, puis un guérisseur, sans aucun résultat. Deux ans plus tard, un hiver,
au bout de ses larmes, elle le quitta, pour s’en aller vivre chez ses
grands-parents, dans une ville située à une trentaine de kilomètres. Lui, resta
à la campagne à travailler de ferme en ferme à la belle saison, puis dans les
bois, de l’automne jusqu’à mai, se tuant à la tâche pour oublier son amour,
pour oublier la guerre. Il lui fallut une bonne quinzaine d’années pour qu’il
retrouve une existence à peu près apaisée, mais les fantômes du passé ne se
terraient jamais très loin. Parfois il se dit qu’il pourrait revoir Roseline ;
elle ne d’était jamais mariée. Mais, le jour suivant il sait que ce n’est plus
possible. Sa vie lui a échappé. Il murmure, il bougonne et râle avec le vieux
Bobby.
En janvier 2000, il a fêté – seul avec
son chien – ses soixante ans, comme un ultime espoir à l’entrée du siècle. «
Maintenant, mon camarade, je vais reprendre ma vie en main ». Six mois
s’étaient écoulés et rien n’avait changé. Pourtant ce soir, à nouveau, les
mots, les images se bousculent dans son esprit : « Je trouverai le courage de
souffler, sans arrêt sur les braises, dans l’âtre d’une nouvelle aurore pour
que tu reviennes ; je ne laisserai alors plus jamais s’éteindre notre feu et prolongerai
jusqu’au bout des mille collines nos chemins de jeunesse… » Voilà, il parlerait
ainsi à Roseline.
Après la soupe, il va chercher du bois
pour le lendemain dans sa réserve de la scierie. Il n’aime pas ça. La nuit, il
a l’impression qu’un grand oiseau vole, assez haut, mais juste au-dessus de
lui, sans bruit. Il sent le souffle froid de ses ailes sur ses épaules. Ses
muscles tremblent autour de la brassée de bûches, de plus en plus avec le
temps. Il pourrait y aller dans la journée, mais il n’y arrive que le soir ;
c’est ainsi. Il regarde les informations à la télévision et va se coucher. Il
ne ressent pas le froid. Le sommeil vient dans le silence inquiet de la nuit,
sous l’édredon à l’odeur de cendre. Il suffit de ne pas penser à la CORVÉE DE BOIS
*
Demain, il irait retrouver Roseline.
(*) La « CORVÉE DE BOIS » était
l’expression utilisée par les soldats français, entre eux, pour désigner les
exécutions sommaires des prisonniers durant la guerre d’Algérie, le plus
souvent des civils, qui devaient creuser leurs propres tombes.
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