Le mouvement paysan qui se déploie dans toute l’Union européenne n’est pas
un simple coup de colère. Il est la manifestation d’un profond mal être, d’une
mal vie lancinante, d’une insupportable déconsidération du monde agricole alors
qu’il a répondu génération après génération aux demandes du système. Il est
aussi une mise en cause directe du capitalisme.
Un système qui a sans cesse exigé l’abaissement de la part de
l’alimentation dans le budget des ménages populaires et poussés par conséquent
à une pression permanente sur les prix à la production des denrées, afin que
les forces du capital ne soient pas contraintes à l’augmentation des salaires
de la classe ouvrière. Cette double pression tisse un lien ténu entre le sort
des paysans-travailleurs et celui de l’ensemble des salariés. L’argument,
claironné par les repus du média-business et du pouvoir, selon lequel il
suffirait que chaque citoyen accepte de payer plus cher son alimentation n’est
qu’une manœuvre de divisions des travailleurs qui à la ville comme à la
campagne souffrent de plus en plus, et pour détourner les regards des
véritables responsabilités. La crise de l’alimentation bio est d’abord une
crise du pouvoir d’achat salarié.
Depuis des décennies, les prix agricoles à la production sont toujours plus
compressés au point que plus d’un tiers des paysans-travailleurs vit en deçà du
seuil de pauvreté alors que les prix alimentaires flambent. Des millions de
familles se privent de nourriture en quantité et en qualité alors que le paysan
n’arrive pas à vivre de son travail.
Le grand capital agro-alimentaire, lui, s’en frotte les mains, avec des
profits nets en hausse de 28 % à 48 % depuis deux ans. Pendant que chaque jour,
deux paysans se suicident, les grands actionnaires des industries
agro-alimentaires captent la moitié de la valeur ajoutée après paiement des
salaires et des impôts de production. Le Groupe Danone, par exemple, a versé
l’an passé 1,2 milliard d’euros à ses actionnaires. Carrefour a vu ses revenus
progresser de 8,3 % en supprimant 1000 emplois. Ses actionnaires ont reçu 409
millions de dividendes.
La question fondamentale n’est donc pas celle qu’on agite sous nos nez. La
détaxation du Gazole non-routier ? Elle n’a pas été mise en
application ! Le « pacte vert européen » ? La droite européenne
alliée à la présidente de la commission l’a déchiqueté et il n’est pas non plus
en application !
Trop de normes ! Il est vrai qu’il y a trop de paperasseries et
d’injonctions contradictoires. Mais ce ne sont pas elles qui contribuent à
diminuer le revenu paysan. Dès lors que d’énormes sommes de crédits publics
sont octroyées, la conditionnalité des aides au service du bien commun est
normale. Le gouvernement se précipite sur ce sujet pour une seule raison :
préparer une loi dite « Pacte 2 » visant une nouvelle batterie de déréglementation
au service du grand capital.
Il est donc temps d’aborder le problème fondamental : la rémunération
du travail par des prix décents. L’insertion toujours plus grande de la
production agricole dans un capitalisme mondialisé et toujours plus financiarisé
détruit toujours plus de travail vivant, épuise les sols au risque de les
rendre stériles. Ceci, afin d’augmenter la productivité par hectare et par
unité de travail humain. Ce modèle est en train de montrer ses limites et ses
effets pervers.
En 1946, en
France, les paysans sont six millions. En 1960, ils sont 3,8 millions. En 2010,
on ne comptait plus que 604 000 exploitations agricoles. Il y en a moins
de 400 000 aujourd’hui. Sur ces dernières, la moitié des agriculteurs et
agricultrices accédera à la retraite dans les dix ans à venir. Autrement dit,
on peut se retrouver rapidement avec[U1] à peine 150 000 paysans.
Voici le terrible bilan d’un vaste plan social exécuté dans un silence
assourdissant.
Le travail agricole et la valorisation du capital en agriculture ont la
spécificité d’être tributaires des cycles de la nature. Cette donnée a conduit
le capitalisme à ne pas s’y investir directement. Il a donc choisi d’enserrer
le travailleur-paysan dans un étau pour le réduire à l’état d’extracteur de
minerai que les firmes pilotent, en accréditant l’idée que la matière première
agricole est une marchandise – et non un bien commun – échangeable comme toute
marchandise sur le grand marché mondial, jetant tous les paysans du monde dans
les mâchoires de la « concurrence libre et (prétendument) non faussée ».
Cette tenaille, comprend d’un côté les industries d’amont de la production
(fourniture des machines, d’engrais, de produits phytosanitaires) et
l’industrie d’aval, soit les industries de la transformation et de vente sans
oublier le rôle des banques dont personne ne parle. Or, dès le premier jour de
l’installation d’un jeune agriculteur, la banque devient son maître. Il lui est
assujetti, dès la première heure, avec la contraction de prêts pour se doter du
capital productif – terre, bâtiments, machines. Et, sur ce capital qui – hormis
la terre en certains endroits – se dévalorise, la banque prélève sa dîme, via
les intérêts, alors que les prix et les volumes de production partant de la
ferme sont fluctuants, tributaires des sols, du climat ou des maladies.
Ce sont les dérégulations successives qui ont ouvert la voie à la baisse
des prix agricoles dans le cadre du « marché ouvert où la concurrence est libre
» Pour compenser la pression sur les prix à la production, les institutions
européennes et les gouvernements ont incité à l’augmentation de la production
et à l’intensification du travail, à l’exploitation sans limite de la nature,
avec une hyper mécanisation et surtout la dépendance infernale de la production
vis-à-vis de l’industrie des engrais, des phytosanitaires et des protéines
animales américaines ou brésiliennes. Les cultures ont été adaptées à ce
modèle. Ainsi, après les autorisations de brevetabilité du vivant, les grandes
firmes transnationales fournissent à la fois les semences modifiées
génétiquement et les produits chimiques de traitement adapté à celles-ci.
L’élevage laitier a été également poussé à l’élimination de races locales et à
leur remplacement par des races nouvelles, importées, sélectionnées pour être
des « Formules 1 » de la production laitière dépendante de ce soja dont la
production détruit la forêt amazonienne. Le travail paysan est donc enserré,
pillé, orienté par le grand capital qui fait pression pour augmenter la
productivité. Or, la productivité du capital investi comme celle de la nature
atteint aujourd’hui ses limites et met en difficulté jusqu’aux plus grosses
exploitations. C’est, en réalité, pour tenter d’améliorer, cette productivité
que « les normes » sont contestées. Il s’agit d’une fuite en avant désespérée
aggravant encore l’exploitation mortifère du travail paysan et celle de la
nature.
Ce sont les outils sécurisant le capitalisme mondialisé, qui ont laissé
croire aux travailleurs-paysans qu’ils allaient vers la prospérité en se
lançant dans la folle bataille sur les marchés internationaux. Or, les
conditions de production des ovins en Poitou-Charentes ne sont pas les mêmes
que celles du Royaume-Uni ou de la Nouvelle-Zélande. Celles des éleveurs du
Charolais ou du Limousin n’ont rien à voir avec celles des parcs
d’engraissement aux États-Unis ou en Australie qui comptent 150 000 bovins
par ferme.
Cette mise en concurrence à armes inégales organisée le système pour faire
baisser les prix à la production, engraissent les grandes firmes
internationales tout en important d’énormes masses de gaz à effet de serre.
C’était l’objectif des successives réformes de la politique agricole commune
(PAC) et des traités européens qui ont détruit les principes de stabilité des
prix de base intra-communautaire au profit du laisser-faire ultra-libéral. Puis
en octroyant les crédits européens à la surface contre les unités de travail
humain, ils ont poussé à la concentration agraire. Plus la ferme est grande,
plus on touche d’aides. Plus aussi, le travail des agriculteurs qui restent est
intensifié, surexploité. La création de l’organisation mondiale du commerce
(OMC) contre l’instance internationale qui régulait les droits de douane à
l’échelle mondiale (GATT) a ouvert toutes les vannes plaçant le paysan dans une
guerre économique sans fin. Une quarantaine de traités de libre-échange ouvrant
la voie à des importations agricoles et alimentaires à bas prix sont
aujourd’hui actifs.
Ce sont toutes les contradictions de l’ultra-libéralisme et du capitalisme
qui éclatent ces jours-ci, au point de l’ébranler fortement, même si celles et
ceux qui se mobilisent ne le disent pas ainsi. Évidemment, les tenants du
pouvoir et les grands médias ne veulent surtout pas ouvrir ce débat et poussent
à la diversion. Ils peuvent tolérer une rébellion, pas une subversion du système.
En cherchant sans cesse à dépasser les contradictions entre les cycles de
la nature et le talon de fer du capitalisme sur la production agricole, les
mandataires du capital poussent à une fuite en avant qui aggravent l’ensemble
des problèmes, car il y a des limites à la surexploitation du travail humain et
du vivant. Alors, ils cherchent ainsi à fabriquer des produits alimentaires de
synthèse et artificiels sans passer par la terre et le cycle de la nature. Le
programme baptisé « robotique, génétique, numérique », lancé il y deux ans par
le président de la République vise encore à éliminer du travail vivant, à
concentrer encore les fermes, à uniformiser plus les variétés végétales
et animales, à ne tenir aucun compte de la biodiversité et de la qualité
des eaux.
Il n’y a pas d’issue positive sans remettre en cause fondamentalement ce
système qui détruit la paysannerie et compresse les salaires, en même temps
qu’il aggrave la malnutrition et dégrade la santé humaine et animale, réduit la
biodiversité, désertifie les territoires.
L’heure est donc à inventer un nouveau projet de développement agricole et
alimentaire à partir d’un statut de l’agriculteur qui doit être considéré comme
un travailleur hautement qualifié tant ses fonctions et ses activités sont diverses.
Un tel processus de renouveau agro-écologique favorable à la santé humain et
animale passe par un grand débat démocratique auquel doivent être associés les
paysans-travailleurs, les citoyens-consommateurs, les chercheurs et
scientifiques, les élus locaux, les associations et les coopératives, les
travailleurs des industries agroalimentaires.
Le combat pour obtenir des augmentations substantielles des salaires et des
retraites et obtenir des prix de base intra-européens, pour une quantité donnée
de production, doit reprendre. Cela nécessiterait de reconstruire des
mécanismes de régulation et d’intervention. Des offices nationaux et européens
par production combinée avec un dispositif de coefficient multiplicateur
empêchant l’industrie de la transformation et de la distribution de multiplier
les prix à la consommation par deux, trois ou huit par rapport au prix payé à
la ferme permettraient une hausse et une sécurité des prix à la production sans
préjudice pour les consommateurs. Une part du prix doit intégrer l’ensemble des
fonctions du travail agricole pour la préservation de la biodiversité, la
qualité alimentaire, de la vie rurale, ou la santé.
L’efficacité et le mieux-être passent par le retour à des
exploitations familiales à taille humaine combinées à des coopératives
démocratiques s’inscrivant dans des projets agro-écologiques indispensables
pour les paysans eux-mêmes. C’est la condition pour préserver leur santé et
freiner les modifications climatiques dont ils sont déjà les victimes avec les
destructions de récoltes.
La dénonciation des traités dits de « libre-échange » doit être engagée et
la « clause de sauvegarde sanitaire » de l’organisation mondiale du
commerce » doit être activée dès lors que des importations de produits
alimentaires ne respectent pas les « normes » environnementales en vigueur au
sein de l’Union européenne et de la France. Cette clause de sauvegarde permet
de suspendre durant au moins quatre ans l’importation des produits agricoles ou
alimentaires traités avec des substances chimiques interdites sur notre sol.
La grande industrie phytosanitaire ou vétérinaire ne peut être exonérée de
ses responsabilités dans les méfaits sur l’environnement et la santé des
produits qu’elle fabrique. Elle doit être impliquée dans la recherche de
méthode de soins aux cultures et aux animaux compatibles avec le progrès
écologique en donnant la souveraineté sur la production aux travailleurs de ces
industries. La relance d’une agriculture paysanne impose au secteur bancaire de
renégocier jusqu’à supprimer des dettes tout en instituant des taux d’intérêts
négatifs refinancés par la banque centrale européenne. On ne peut pas
accompagner un grand plan d’installation de jeunes agriculteurs sur des fermes
agro-écologique à taille humaine et organiser une bifurcation écologique
associant les intéressés sans utiliser la création monétaire, comme cela
a été fait au moment de la pandémie de Covid et comme le font les États-Unis ou
la Chine.
Toutes les initiatives et les expérimentations en cours pour les coopératives
locales, les circuits courts, les actions des municipalités qui commencent à
développer des projets alimentaires territoriaux notamment pour les cantines
scolaires doivent être soutenues et aidées.
Permettre aux paysans-travailleurs de vivre de leur travail, préserver
l’environnement, tout en faisant vivre le droit à l’alimentation pour toutes et
tous constitue un même combat. Les travaux et les expérimentations en cours
pour élargir l’œuvre d’Ambroise Croizat pour une sécurité sociale de l’alimentation
peuvent devenir un levier permettant à la fois l’impulsion d’une agriculture
durable et valorisante et la mise en œuvre d’un véritable droit à
l’alimentation en quantité comme en qualité.
Le mouvement paysan en cours doit permettre d’initier un débat public de
qualité pour un grand plan agro-écologique et alimentaire. Il portera en lui
l’indispensable processus pour un post-capitalisme qui préserve le vivant.
Patrick le Hyaric
30 janvier 2024
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