« J'ai déjà dit (Zola parle), qu'il y a eu trois grands talents dans l'école française du XIXème siècle : Eugène Delacroix, Ingres et Courbet, et je pense que ce dernier était aussi grand que les deux premiers. Les trois ensemble ont révolutionné notre art : Ingres accoupla la formule moderne à l'ancienne tradition ; Delacroix symbolisa la débauche des passions, la névrose romantique de 1830 ; Courbet exprima l'aspiration au vrai - c'est l'artiste acharné au travail, asseyant sur une base solide la nouvelle formule de l'école naturaliste. Nous n'avons pas de peintre plus honnête, plus sain, plus français. Il a fait sienne la large brosse des artistes de la Renaissance, et s'en est servi uniquement pour dépeindre notre société contemporaine. Remarquez qu'il est dans la ligne de la tradition authentique. Tout comme le travailleur de talent qu'était Véronèse ne peignait que les grands de son époque - même quand il lui fallait représenter des sujets religieux -, de même le travailleur de talent qu'était Courbet prenait ses modèles dans la vie quotidienne qui l'entourait. C'est autre chose que ces artistes qui, voulant être fidèles aux traditions, copient l'architecture et les costumes des artistes italiens du XVIème siècle.
Au Champ-de-Mars il n'y a qu'une toile de Courbet : La
Vague, et même ce tableau n'y figure que parce qu'il appartient au musée du
Luxembourg, et dès lors l'Administration des beaux-arts a bien été obligée de
l'accepter. Et c'est cette toile unique que nous montrons à l'Europe, alors que
Gérôme dans la salle voisine ne compte pas moins de dix tableaux et que
Bouguereau va même jusqu'à douze. Voilà qui est honteux. Il aurait fallu
assigner à Courbet à l'Exposition universelle de 1878 toute une salle, comme on
l'a fait pour Delacroix et Ingres à l'Exposition de 1855.
Mais on sait bien de quoi il retourne, Courbet avait
participé à la Commune de 1871. Les sept dernières années de sa vie ont été de
ce fait un long martyr. On commença par le jeter en prison. Ensuite, à sa
sortie de prison, il faillit mourir d'une maladie qu'avait aggravée le manque
d'exercice. Après, accusé d'avoir été complice du renversement de la colonne
Vendôme, il fut condamné à payer les frais de la reconstruction de ce monument.
On lui réclamait quelque chose dans la région de trois cents et quelques mille
francs.
Les huissiers furent lancés à ses trousses et on opéra
la saisie de ses tableaux. Il fut obligé de vivre en proscrit et mourut à
l'étranger l'an dernier, exilé de la France dont il aura été l'une des gloires.
Imaginez un gouvernement qui fasse saisir les toiles de cet artiste pour solder
les comptes de la restauration de la colonne Vendôme ! Je comprendrais mieux
s'il les avait fait saisir pour les exposer au Champ-de-Mars. Cela aurait été
plus à l'honneur de la France.
Du reste, on a toujours traité Courbet en paria. En
1867, quand la médiocrité académique de Cabanel s'étalait déjà devant les
étrangers accourus de toutes parts, Courbet a dû organiser une exposition
particulière pour montrer ses œuvres au public. Il n'est plus parmi les
vivants. On se doute pourquoi cette suprême humiliation, la plus grave de
toutes, lui a été infligée, d'exposer au Champ-de-Mars son tableau La Vague. La
place étroite qu'on a cédée à l'artiste est ironique au plus haut point et
inconvenante. Qu'on enlève La Vague, car elle donne à réfléchir à tous les
artistes magnanimes et indépendants qui s'arrêtent devant elle. Ils douteront
du grand disparu, qu'on essaie d'enterrer sous une poignée de terre.
La Vague fut exposée au Salon de 1870. Ne vous
attendez pas à quelque œuvre symbolique, dans le goût de Cabanel ou de Baudry :
quelque femme nue, à la chair nacrée comme une conque, se baignant dans une mer
d'agate. Courbet a tout simplement peint une vague, une vraie vague déferlant
sans se laisser décourager, sans se soucier des rires qui accueillaient ses
toiles, du dédain ironique des amateurs. On le raillait, on l'appelait le
peintre nébuleux, on feignait de ne pas comprendre dans quel sens il fallait prendre
ses tableaux. Puis un beau jour on s'avisa que ces prétendues esquisses se
distinguaient par un métier des plus délicats, qu'il y avait beaucoup d'air
dans ses tableaux ; qu'ils rendaient la nature dans toute sa vérité. Et les
clients affluèrent dans l'atelier de l'artiste ; ils l'ont tellement surchargé
de travail vers la fin qu'il lui a fallu en partie donner de l'ouvrage bâclé.
Je ne connais pas d'exemple plus frappant de la peur que ressent le public
devant tout talent neuf et original, et du triomphe inévitable de ce talent
original pour peu qu'il poursuive obstinément ses buts. »
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