En venant à
Marseille, ville de tous les métissages, ville des confluences, le pape
François a jeté, avec insistance, un gros pavé dans la mare* – dans
la mare nostrum, notre mer commune, devrait-on dire.
Cette mer au carrefour du Nord et du Sud, de l’Est et de l’Ouest, baigne
l’Afrique du Nord, le Proche-Orient, la mer Noire et la mer Égée, les Balkans
et l’Europe latine. C’est dire si les Rencontres méditerranéennes, semaine
d’échanges entre évêques et jeunes, du 17 au 24 septembre, revêtaient dans
les circonstances actuelles une cruciale importance. J’en ai fait l’expérience
lorsque j’étais membre de l’Assemblée parlementaire de l’Union pour la
Méditerranée.
François a rappelé à leurs devoirs et à leur propre croyance celles et ceux
qui se réclament de sa foi. Il a supplié de cesser de transformer la beauté de
la mer Méditerranée en cimetière ; l’équivalent de la population d’une
ville moyenne française, environ 40 000 personnes fuyant l’insupportable,
y a perdu la vie depuis le début de ce siècle. On ne peut reléguer cela au
chapitre des faits divers. Au contraire, nous sommes obligés de prendre la
mesure de l’épaisseur des murailles de l’indifférence et du cynisme qui
emprisonnent l’humanité dans les ténèbres de la barbarie.
Une partie des responsables publics agitent la peur des migrants pour
tenter d’exonérer leur politique au service de la minorité des possédants.
Désigner du doigt le migrant, l’immigré, l’enfant d’immigré, sert surtout à
couvrir le système qui sème tant de malheurs, attise tant de conflits et de
guerres, du Nord au Sud.
Ces forcenés de l’expulsion ont fait semblant d’écouter le pape, mais
refusent de l’entendre. Ils criminalisent les organisations non
gouvernementales d’aide aux migrants ; l’Union européenne déploie des
barbelés et des bateaux de policiers sur la mer. Du gouvernement jusqu’à
l’extrême droite, la xénophobie tient lieu de filet de capture à électrices et
électeurs. Et, on ose nous parler des « valeurs de la
civilisation » ? Des « valeurs de l’Europe » que les mêmes
tenaient, à ce qu’il soit inscrit en en-tête des traités européens, qu’elles
sont « chrétiennes » ? En vérité, ces campagnes racistes,
xénophobes, ces rejets absolus de « l’Autre », sapent les fondements
de ce qui devrait nous permettre de faire société commune, monde commun. Aucun
groupe humain ne peut vivre sur le fondement du rejet de l’autre quand il y a
tant de communs humains à défendre, à développer, qu’il s’agisse de la santé,
du climat, des protections sociales contre les prédateurs capitalistes qui,
eux, ne connaissent pas de frontières. C’est la construction de cet
« en-commun » que brisent volontairement les actes gouvernementaux,
contredisant l’article 13, alinéa 2, de la Déclaration universelle
des droits humains selon lequel « toute personne a le droit de quitter
tout pays, y compris le sien », ainsi que son article 14 qui
considère que « devant la persécution, toute personne a le droit de
chercher asile et de bénéficier de l’asile en d’autres pays ». Ce droit
d’asile est inscrit en lettres d’or dans la Constitution française.
« Qui a le droit avec soi peut aller le front haut », avait
proclamé Sophocle. La grande et triste coterie formée du ministre de
l’Intérieur, de responsables européens, des droites et de l’extrême droite, ont
le front très bas. Quand ils ont fini de construire leurs murs, d’installer
leurs rangées de barbelés, de restreindre le nombre de visas accordés, ils font
miroiter des caissettes d’argent à des pays de « transit » à qui ils
confient le rôle de gardiens chargés de rendre la vie impossible à celles et ceux
qui souhaitent venir en Europe.
Il faut
bien se garder des récits que les cercles anti-humanistes font des
migrations puisque la majorité de celles-ci ont lieu entre pays du
Sud. La France est loin, très loin,
d’avoir contribué à l’accueil des Syriens, Irakiens, Afghans, Soudanais,
Érythréens, Ukrainiens et tant d’autres qui fuient guerres et persécutions,
faim et misère. Et, l’insécurité générale, l’insécurité humaine avec les fins
de mois difficiles, les loyers qu’on ne peut pas payer, les prix de
l’alimentation et de l’énergie qui flambent, la précarité de l’emploi, les
conflits meurtriers comme les bouleversements climatiques ne sont pas le
résultat de l’immigration, mais le fruit d’un système qui fait du profit
l’alpha et l’oméga de l’organisation de la société et du monde.
L’insécurité sociale n’est pas due à l’immigration, mais au capitalisme qui
met tous les travailleurs, quelles que soient leurs origines, leurs couleurs de
peau ou leurs croyances, en concurrence, pour les soumettre, toutes et tous, au
talon de fer de la violente loi de l’argent-roi. Et, le travailleur immigré ne
« coûte » pas à la France, il est au contraire d’un apport annuel de
30 milliards d’euros en impôts et cotisations.
C’est
le pouvoir qui organise la clandestinité d’une partie de ces travailleurs,
alors que le patronat les emploie dans des secteurs décisifs de l’économie comme le nettoyage, les
transports, les travaux publics et le bâtiment, la restauration et
l’hôtellerie. Refuser de le reconnaître, c’est vouloir en faire une main-d’œuvre
corvéable, mise en compétition avec les autres travailleurs pour pressurer les
rémunérations de toutes et tous. C’est du reste, ce qui est visé avec les
projets dits « d’immigration choisie ». La bataille unitaire pour les
salaires passe donc par la régularisation de toutes celles et tous ceux qui
sont baptisés « sans papiers ». La charge des mots sert davantage une
vision du monde au service des puissants, que la construction d’un
monde-commun.
Le
message du pape est d’autant plus puissant qu’il est relié aux grands idéaux
démocratiques et humanistes – qui devraient servir de guides, tenant compte des fractures et des
blessures du monde qui saignent l’humanité, des conflits internationaux et des
coups d’État, des sécheresses et des inondations. Il porte aussi les
aspirations humaines à la justice et à la démocratie, à la paix et à la
solidarité. L’intérêt général, le progrès de l’humanité, appellent le respect
du droit international, une politique d’accueil solidaire et d’inclusion.
Au-delà,
l’heure exige de grandes initiatives de coopération mondiale visant à concevoir
une mondialité pour les êtres humains. Cela ne peut se faire sans impliquer en même temps les pays de départ,
les pays d’arrivée et celles et ceux qui migrent. Au lieu de ne voir dans les
migrations qu’un « fardeau », il serait temps d’en mesurer
véritablement les bienfaits, loin des slogans faciles, de l’excitation des
peurs, à l’opposé du rapprochement des cultures, de l’altérité, de la
production elle-même. Ici, comme pour d’autres enjeux mondiaux de sécurité
humaine, il y a urgence à mobiliser de nouvelles instances internationales
traitant les enjeux des migrations mondiales, la manière de les soutenir
humainement et socialement, de leur ouvrir les portes du travail et de la création,
à partir de conventions mondiales rejetant la guerre de tous contre tous,
défendant l’abolition de l’esclavagisme contemporain qui exploite et
surexploite, violente, séquestre, torture, viole, réduit au travail forcé au
détriment de solides normes de protection pour toutes et tous, de sécurité
sociale et de sécurité humaine pour chaque être humain peuplant notre Terre.
L’Europe, tant meurtrie par les naufrages guerriers, devrait se souvenir
pourtant que là où dépérit l’humanité, fleurissent et se fortifient le
nationalisme et la barbarie.
Une coopération mondiale de type nouveau doit également traiter des moyens
du développement humain et démocratique des pays aujourd’hui en difficulté,
tout en anticipant les crises nouvelles que génèreront les bouleversements
climatiques.
N’avons-nous donc rien à dire, par exemple, des conditions proprement
esclavagistes d’extraction, par des travailleuses et travailleurs souvent très
jeunes, quelquefois des enfants, de ces métaux rares utilisés dans nos
téléphones portables ou voitures électriques ? N’avons-nous rien à dire
décidément du pillage des richesses des pays africains ou des traités de
libre-échange de l’Union européenne qui conduisent à détruire les agricultures
vivrières et poussent des enfants de paysans sur les routes de l’exil ? La
solidarité dans les combats internationalistes a un sens. Elle est d’une
cruelle actualité. Contrairement aux thèses en vogue, la sécurité ne plastronne
pas seule. Elle se décline : sécurité physique, mais aussi garantie d’un
travail « décent », sécurité dans l’accès à l’éducation et à la
culture, sécurité sociale, sécurité sanitaire, sécurité alimentaire ou
énergétique ; elle est incluse dans la sûreté de vie sur toute la planète,
dans une sécurité humaine globale et commune.
Il est
temps de changer la nature des débats autour des enjeux des migrations. Celles-ci seront partie intégrante
du monde nouveau qui s’avance, comme elles l’ont été de l’histoire entière du
genre humain. Maintenir, comme le font les institutions européennes, les
migrantes et migrants dans la peur et la clandestinité revient à ajouter du
malheur au malheur, avec le renforcement de l’exploitation, des violences en
tout genre, les viols et le racisme ; tandis que la stigmatisation du
migrant vise à grossir sans cesse le butin électoral des droites et des
extrêmes droites qui tiennent lieu de béquilles au capital.
Fustigeant à
raison les nationalismes archaïques et belliqueux, le pape François en
appelle à « un sursaut de conscience » afin de « prévenir un
naufrage de civilisation ». Puisse-t-il être entendu de toutes et de
tous ! Ces mots de Jean Jaurès éclairent d’une splendide lumière le
sens de l’action politique : « Le jour où [la patrie] se
tournerait contre les droits de l’homme, contre les libertés et la dignité de
l’être humain, elle perdrait ses titres**. » Que ce message
parvienne aux majorités parlementaires !
À chaque instant, souvenons-nous que « nous habitons la même
Terre » et que c’est notre commune humanité qu’il nous faut construire.
Patrick le Hyaric
*26 septembre
2023 Adresse du pape François, extrait cité par nos confrères de La Croix, 24/09/2023 : « D’un côté la
fraternité, qui féconde de bonté la communauté humaine ; de l’autre
l’indifférence, qui ensanglante la Méditerranée. Nous sommes à un carrefour de
civilisations. Ou bien la culture de l’humanité et de la fraternité, ou la
culture de l’indifférence : que chacun s’arrange comme il le peut. »
**Jean Jaurès,
« Socialisme et liberté », La Revue de Paris, 1er décembre 1898
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