Saluons une
nouvelle fois le courage de l’équipe d’origine du Journal du Dimanche qui a, en vain, tenté
d’empêcher la chute de leur titre dans le brun marigot de l’extrême droite.
Elle a affronté ce nouvel « ogre* » du capitalisme français, se
revendiquant d’une droite catholique traditionaliste très opposée à toute idée
de progrès social et vent debout contre les musulmans, qu’est M. Bolloré.
La mobilisation des rédactrices et rédacteurs de l’hebdomadaire a été exceptionnelle par sa longévité. Leur lutte aura porté sur le devant de la scène l’enjeu crucial de l’indépendance du journalisme et le refus net du marché capitaliste comme régulateur du secteur des médias et de la presse, et ce, dans le contexte inquiétant que nous traversons.
Après celles et ceux d’I-Télé (devenu Cnews) et de la station Europe 1, le combat de ces journalistes a sonné l’alerte en braquant les projecteurs sur une question centrale : la démocratie et le pluralisme, la liberté de chacune et chacun de se faire sa propre opinion à partir des faits, des réalités sociales, historiques ou scientifiques. Au bout du compte, nous parlons bien ici de la République française telle que l’ont conçue celles et ceux qui ont contribué à dépasser la monarchie, et telle qu’elle se définit elle-même dans le préambule de 1946 de notre Constitution.
Le
moment n’est pas banal, et ne doit en rien être compris comme tel.
Cela fait certes des années que la grande presse est passée sous la coupe
des puissances industrielles et financières, avec son lot de normalisations de
son modèle économique et de ses grandes lignes éditoriales, avec ses batteries
de pressions et de soutien aux forces de l’argent contre les combats des
travailleurs et, souvent, des créateurs, cela de connivence aussi avec des
responsables politiques chargés de faire perdurer le capitalisme.
Cette
fois, nous assistons à un tournant politique – inconnu depuis la
Libération et les ordonnances sur la liberté de la presse de 1944.
Vincent Bolloré
ne s’empare pas du Journal du Dimanche et
de Paris Match avec le souci de maintenir des
journaux en vie, ou pour faire vivre le pluralisme, mais pour les transformer
en armes de destruction massive de la République française, placées au service
exclusif de la droite extrême et de l’extrême droite. Il le fait dans la
perspective de la prochaine élection présidentielle, après avoir mis les
chaînes de télévision C8 et Cnews au service de la campagne du sinistre
M. Zemmour venu du Figaro. Sans
doute, faudra-t-il lire désormais sans équivoque les trois lettres
« JDD » pour « Journal D’extrême Droite ». Le nouveau
directeur de la rédaction, Geoffroy Lejeune est un proche de
Marion Maréchal – Le Pen et a été un soutien de la première
heure d’É. Zemmour dont il avait d’ailleurs imaginé l’élection dès 2015
dans un livre titré, Une Élection ordinaire.
Le fait que G. Lejeune ait été révoqué du magazine d’extrême droite Valeurs actuelles parce que les propriétaires de ce
magazine le considéraient comme étant « trop d’extrême droite » dit
tout de l’orientation éditoriale qui noircira désormais les pages du journal
fondé en 1946 par Pierre Lazareff, ancien résistant, lequel doit certainement
aujourd’hui se retourner dans sa tombe.
Les
mercenaires de Bolloré et le nouveau directeur de la rédaction ont donné un
aperçu de leurs intentions éditoriales lorsqu’ils ont rejeté, il y a une
semaine, la proposition d’une charte déontologique prohibant « la publication de tout propos raciste, sexiste ou xénophobe »
– autrement dit, ils ont refusé de retranscrire dans un règlement intérieur ce
qui est stipulé dans le droit et dans nos lois.
La méthode
Bolloré s’apparente à celle d’un rapace : d’abord, en véritable ogre, il
avale ce qui reste du groupe Lagardère et laisse croire que c’est
Arnaud Lagardère qui fait le ménage au JDD, comme à Paris Match et Europe 1 alors que
celui-ci n’est devenu qu’un pantin dans la guerre intra-capitaliste qui le
consume. Ensuite, les équipes en place des médias et journaux rachetés sont
sommées de se soumettre ou de se démettre. La négociation n’est pas un mot très
prisé chez les puissants d’autant que le pouvoir et de nombreuses forces ont
tranquillement laissé faire.
Les
républicains et les progressistes sous-estiment gravement la nature de la
croisade idéologique et culturelle à l’œuvre, la nature des néo-conservateurs
et de l’extrême droite qui ont réussi à accréditer l’idée qu’il existerait une
domination idéologique de la gauche dans les médias qu’il s’agit d’abattre.
Cette farce a encore réuni ces derniers jours le LR d’Éric Ciotti et les
extrêmes droites d’Éric Zemmour et de Marine Le Pen qui ont
attaqué la rédaction sortante du Journal du Dimanche et
bruyamment soutenu le patron Bolloré. Comme ils en ont l’habitude, ils ont
agité le chiffon, défraîchi, du pluralisme pour un projet qui vise précisément
à l’étouffer. Au moment même où se déroule cette opération, le milliardaire
Rodolphe Saadé, qui fait fortune dans le transport maritime, rachète le titre La Provence et le richissime Tchèque
Daniel Kretenski s’octroie des parts substantielles dans les comités
directeurs de plusieurs grandes entreprises nationales en même temps qu’il se
retrouve au capital de plusieurs journaux. Redisons-le, les capitalistes
n’achètent pas des médias pour l’amour de l’art ou du risque, ni pour le bien
de l’humanité.
Dans ce
contexte, on mesure la profondeur de la lâcheté de tous les défenseurs
professionnels de la liberté de la presse, la pleutrerie macronienne, celle du gouvernement et de quelques
autres qui n’ont rien trouvé à redire du refus de négocier la charte
déontologique citée ci-dessus, ni de la décapitation d’une rédaction qui,
pourtant, les a souvent servis avec zèle.
Quand le seul
ministre du gouvernement, M. Pap Ndiaye, a dit la vérité sur la
nature du projet, il a été fusillé du silence de ses pairs, avant d’être
débarqué, précisément comme trophée offert à l’extrême droite. Ce que confirme
d’ailleurs le nouveau JDD paru dimanche dernier dans lequel le prétendu
philosophe Luc Ferry traite l’ancien ministre de l’Éducation nationale
« d’intellectuel fanatiquement hostile à notre universalisme
républicain ». Rien que ça !
Le refus
d’inscrire, dans la charte déontologique de ce que l’on continue de nommer le
groupe Lagardère News, l’interdiction de quelque contenu « xénophobe, homophobe, antisémite ou sexiste » que
ce soit est bien une violation flagrante de la Constitution qui proclame dans
son article premier : « La France est une république
indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la
loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de
religion. »
La mutation historique en cours signe la fin d’une période où, après avoir
organisé l’agonie des ordonnances de 1944 sur la liberté de la presse, voici
que les connivences politiques avec les milieux d’affaires leur donnent le coup
de grâce.
Rappelons que
le programme des Jours heureux du Conseil
national de la résistance (CNR), adopté en 1944, proclamait « la pleine liberté de pensée, de conscience et d’expression, la
liberté de la presse, son honneur et son indépendance à l’égard de l’État, des
puissances d’argent et des influences étrangères, la liberté d’association, de
réunion et de manifestation ».
Ces ordonnances visaient à mettre fin à la concentration de la
presse, à mutualiser la distribution et l’impression, et à en finir avec la
presse collaborationniste.
Aujourd’hui,
c’est le grand bond en arrière, les corbeaux noirs qui tentent de renaître de
leurs cendres, si j’ose dire, avec la nomination au JDD d’un directeur de la
rédaction qui, au même poste, à Valeurs actuelles faisait
ses petites couvertures racoleuses à coups de pseudo « invasion
musulmane », d’hypothétique « ensauvagement des banlieues » ou
encore de mythes éculés de « barbares venus de l’étranger ». Art
consumé qu’il a d’ailleurs appliqué au-delà de l’ignoble dès sa première
édition du 6 août. Voilà qui est celui qui s’est empressé de s’entourer de
gratte-papiers issus de National hebdo,
périodique du Front national, et de Minute, feuille
de chou rance, prétendûment journal qui donne « à la fois la nausée et les
mains sales », selon l’exacte définition de feu Pierre Desproges.
Les idées qui
ont mené au soutien à Pétain et à la collaboration avec le nazisme ont pignon
sur rue lorsqu’on allume les écrans de certaines télévisions et contrôlent
maintenant le seul hebdomadaire dominical national. Mais un autre élément doit
encore nous préoccuper ! Cette évolution du dispositif
médiatique n’est pas sans conséquence sur les contenus et les méthodes des
autres médias, et crée un bain idéologique et culturel dans lequel le
pluralisme se rétrécit à vue d’œil.
La droite extrême la plus antisociale et antienvironnementale, l’extrême
droite la plus « décomplexée » et leurs médias ont réussi à imposer
dans le débat public des « mots twistés » pour en faire des
« marqueurs », fabriquant tout un imaginaire de pensée :
« autorité », « ordre Républicain », « bataille
civilisationnelle », « islamo-gauchistes », « immigration du
fait accompli », « grogne
sociale », « ultragauche »,
« éco-terrorisme », « la réalité économique qui impose la
rigueur », les pauvres qui seraient « des profiteurs de l’action
sociale », « les sans-emploi qui ne veulent pas travailler »… Et
que dire de la manière dont sont tordus des mots comme, « laïcité »,
« égalité » ou même « fraternité ».
Le
premier numéro de l’ère Bolloré est « l’avant-gout » de ce qui se
prépare. Tout y
est : la « défense – sans nuance – de la police »,
l’éducation et la culture « en perdition », les quartiers populaires
« trop aidés ». L’inénarrable Pascal Praud est de la partie
pour cracher son venin sur les « artistes, intellectuels et éditorialistes » qui ont osé critiquer le
coup de force du milliardaire breton. Le sieur Naulleau profite d’une
critique du film Barbie pour éructer contre
« le néo-féminisme (qui) dissimule une formidable entreprise de
régression sous les apparences du progressisme » tandis qu’une
vidéo sur le site web du journal ne retiendra pour image de la participation
des jeunes catholiques français aux Journées mondiales de la jeunesse (JMJ)
avec le pape François que celle d’un groupe chantant à la gloire
d’É. Zemmour.
La
guerre idéologique s’amplifie, s’intensifie, se durcit donc. Elle se mène sous nos yeux contre
la gauche dans son ensemble, contre le caractère universel du genre humain,
contre le multiculturalisme, l’égalité des droits et la justice pour les
exploités et les opprimés – tout ce qu’ils ont étiqueté du nom de
« wokisme ».
Face à une telle entreprise, confortant la banalisation – dans toute
l’Union européenne – des extrêmes droites, on ne peut rester indifférent.
On ne peut rester regarder la marche vers le pire sans réagir ! Un sursaut
est indispensable sans quoi nous ne tarderons pas à nous en mordre les doigts.
Tous
les citoyens, tous les démocrates, tous les créateurs, tous les journalistes et
les travailleurs, nous toutes et tous sommes confrontés désormais à l’enjeu du
droit à l’information, au droit à la vérité et à la liberté de pouvoir réfléchir, s’organiser,
agir pour l’amélioration des conditions de vie, pour le climat et la
biodiversité ou pour la paix.
En s’emparant de pans entiers de l’industrie des médias, de l’édition, des
jeux vidéo, de la distribution de vidéos en ligne, de la publicité, de grandes
salles de spectacles comme l’Olympia, d’une grande librairie boulevard
Saint-Germain d’un système mondial de billetterie, l’ogre Bolloré se mue en
pieuvre d’un nouveau type qui privatise à tour de bras, l’industrie culturelle
et médiatique, réduisant le ministère de la Culture et de la communication à
une coquille vide.
On peut craindre que les états-généraux dits « de l’information »
dont on nous parle depuis plus d’un an et demi ne servent qu’à entériner cet
état de fait au nom de la « sous-capitalisation des titres de
presse » et de l’action pour empêcher les géants du numérique
nord-américains d’envahir tout l’espace. Peut-être aussi que fait déjà partie
de l’équation la vive tentation de M. Macron de modifier la Constitution
pour pouvoir se représenter à une troisième élection présidentielle d’affilée,
avec le but d’être réélu sur tapis vert, croit-il, face à Mme Le Pen
que ces médias auront favorisée.
Mais, à
l’unisson de nombreuses voix dans le pays, je veux avertir
solennellement : À trop jouer avec le feu, on s’y brûle ! Le tournant historique que fait
franchir V. Bolloré au secteur de la presse et des médias amplifie la
stratégie d’un capitalisme mondialisé, financiarisé et militariséqui, pour
servir son idéologie, a plus que jamais besoin d’un complexe médiatique qui lui
est aliéné le protégeant de la contestation globale qui se développe.
La question sociale revient en force, la demande de services publics
consolidés et démocratisés regagne du terrain, les luttes pour la préservation
du climat et la biodiversité s’amplifient et ont besoin d’expertises
contradictoires et de vérité ; les mouvements d’émancipation des femmes,
avec la demande d’égalité, prennent de l’ampleur, une partie de la jeunesse
questionne à raison la nature de leurs études, le sens et l’utilité de leur
travail ; aux États-Unis, les cinéastes viennent de mener une longue lutte
pour la liberté de création ; la jeunesse du continent africain crie
justice et humanisme ; la géopolitique mondiale est bouleversée dès lors
que les pays du Sud s’organisent et se font entendre contre la domination
occidentaliste capitaliste.
Le
système, l’ordre capitaliste, ne peut tolérer ce mouvement général et
s’acharnera à l’invisibiliser et à l’étouffer.
Le complexe médiatique est partie
intégrante de cette lutte de classes qu’il mène avec de considérables moyens. À
rebours de la pensée de Kant – qui considérait que le processus
d’émancipation des individus ne peut subsister que dans un régime de libre
communication entre les citoyens et dans leur accès à une information
diversifiée et de qualité, la concentration des médias et de la presse exacerbe
au contraire les inégalités de droits à un traitement pluraliste de l’actualité
tout en escamotant les producteurs de richesse que sont les travailleurs de
toute origine.
Au même titre que l’accès au travail émancipé, à l’éducation, à un
environnement sain, l’accès à une information de qualité, diversifiée,
décortiquée à partir d’angles différents est un enjeu de premier ordre pour les
humanités de chacune et de chacun et notre humanité commune. Cela implique de
respecter le travail et le métier de journaliste qui est un travailleur de
l’information, un défricheur et un enquêteur, un éclaireur voire un lanceur
d’alerte. Ce métier ne peut s’exercer dans la précarité ni au seul moyen de
l’intelligence artificielle.
La
concentration des médias se fait au nom de la sacro-sainte propriété privée.
Or, selon la loi du 30 septembre 1986 sur l’audiovisuel (dite loi
Léotard), les chaînes que les milliardaires possèdent ne sont que des
concessions d’État à titre temporaire. La concession est un « mode d’occupation privatif du domaine public de l’État », aux termes de
l’article 22 de cette loi. Or, avec la complicité de tous les gouvernements
depuis lors, ces concessions se transforment en appropriation privée.
La loi de 1986 n’empêche pas la concentration mais elle contient des moyens
d’action pour les gouvernements, dont celui de la sauvegarde du « mieux-disant culturel ». Les
membres du gouvernement d’Élisabeth Borne mentent donc lorsqu’ils ont
affirmé qu’ils n’ont pas à intervenir dans les choix en cours. Il existe de
multiples exemples où les pouvoirs successifs ont favorisé tel journal ou telle
chaîne de télévision tandis qu’ils laissaient (ou contribuaient à)
étouffer l’Humanité, ainsi que je puis largement en
témoigner**.
Le combat pour une appropriation publique des médias est un combat
d’actualité et devrait devenir un grand combat populaire.
Il implique l’élaboration d’une réforme progressiste et profonde du
secteur, comprenant notamment :
– La rénovation des aides à la presse indépendante ne bénéficiant ni du
soutien, ni des capitaux des milieux d’affaires, ni de la publicité.
– La consolidation, le développement et la démocratisation du pôle
public de la radio et de la télévision qui pourrait devenir une référence de
l’information de qualité, du traitement pluraliste des événements, un moteur de
la création culturelle et de la vulgarisation de la culture scientifique.
– L’adoption d’une loi anti-concentration interdisant la prise de contrôle
de plus de 20 % du capital d’une entreprise de médias. Ce dispositif
devrait s’appliquer à l’ensemble des industries culturelles et numériques.
Tout ceci gagnerait à être conforté par un nouveau statut juridique des
rédactions permettant de garantir leur indépendance.
Le combat des
anciennes équipes du Journal du Dimanche et
de nombreuses rédactions mérite d’être poursuivi par l’engagement du plus grand
nombre dans un grand débat public et par l’adoption d’une nouvelle législation
où l’information, la presse et les médias joueraient un rôle d’intérêt public
au service de l’émancipation de toutes et tous, et aideraient à affronter les
défis humains et environnementaux communs.
Ce devrait être le sens des « états-généraux de l’information »
annoncés qui devraient clairement proclamer cette évidence : l’information
n’est pas une marchandise. Elle est un bien public.
Que l’on soit
fidèle à ces propos d’Albert Londres : « Notre métier n’est pas de faire
plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie en
mettant en balance son crédit, son honneur, sa vie ».
Patrick
Le Hyaric
6 Aout
2023
* Histoire d’un ogre est le titre du dernier livre d’Erik Orsenna dans
lequel il décrit par le menu, à la manière d’un conte satirique, les
tribulations de Vincent Bolloré (Gallimard, 2023).
** Alors que
je demandais (en vain) à différents gouvernements un prêt bancaire ou une
augmentation des aides aux quotidiens à faibles ressources publicitaires pour
que l’Humanité puisse survivre, il m’était toujours
répondu qu’il n’y avait « aucune possibilité » bien que des cadres de
cabinets ministériels m’aient informé par ailleurs de la façon dont de grands
journaux nationaux avaient bénéficié d’aides « hors-cadre » sur
simple injonction présidentielle, et dans la perspective des élections à venir.
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