Il avait baptisé sa rivière
« espérance ». Tout simplement parce que les hommes ont toujours
souhaité vivre près d’elle, espéré sa présence, persuadés qu’elle ne les
trahirait pas, qu’elle ne les décevrait pas, qu’elle était vivante comme eux,
plus qu’eux, peut-être et quelle saurait les rendre heureux. Il avait appris
qu’une rivière est un être vivant, qu’elle a un corps, une âme, un territoire,
une famille, des rires, une jeunesse, des colères, des souvenirs, une histoire,
et surtout, comme les hommes : une enfance, une jeunesse, une maturité,
une vieillesse et une mort. Dès qu’il plongeait dans ses eaux, il a senti
battre son cœur dans les grands fonds, comme l’Antonio de Giono dans « le
chant du monde ».
C’est là, en effet, que bat
le cœur de la rivière, dans une eau glauque, épaisse, vigoureuse, et qui vibre,
palpite comme un muscle. Du cœur au corps, il n’y a qu’un pas, ou plutôt une
brasse coulée. Il a découvert ses jambes souples, ses cheveux d’algues douces,
ses yeux verts et ses bras de velours. Et puis, il a émergé dans le soleil,
sous un ciel qui coulait sur lui en vagues bleues, avec le souvenir d’une peau,
la sensation d’une caresse. Tout de suite, il l’a aimée avec passion. Pour la
connaître, l’apprivoiser, il est remonté jusqu’à sa source, car on veut tout
savoir sur ceux que l’on aime. Au sommet d’une très vielle montagne, il l’a vue
émerger du ventre de la terre, se faufiler entre les gentianes et les
campanules, cascader en riant comme une enfant dans les torrents glacés. Il a
tenté de protéger sa jeunesse dans les gorges rocheuses qui la déchirent et la
font souffrir. Là résident les blessures de toute rivière, qu’il faut panser
amoureusement, patiemment pour les rendre plus fortes, les préparer eu plaines,
au monde des adultes.
Il a minutieusement exploré son
territoire : ses gorges, ses méandres, ses falaises, ses rapides, ses
calmes, ses hauts – fonds, ses vignobles, ses rivages de sable ou de galets. Il
a dormi sr ses berges pour l’écouter dormir la nuit, l’entendre soupirer et
rêver près de lui. Il a respiré ce qu’elle respire pour mieux la
comprendre : la mousse, l’herbe, les fougères, le calcaire, le granit, les
champs, la vase et la marée. Il a appris bien d’autres choses et il a commencé
à savoir qui elle était vraiment. La somme de celles des êtres humains qui
descendaient le bois en Bordelais, les pêcheurs, les passeurs, les braconniers,
les haleurs, les aubergistes, les matelots, les poètes, les artistes qui ont
sculpté son âme romane au fronton des églises et des châteaux. Il a voyagé sur
son eau vagabonde et visité les villages qu’elle effleure d’une caresse, il a
pris soin de s’arrêter pour parler aux hommes qui vivent près d’elle et il a
fait connaissance avec ses enfants : les ruisseaux affluents
qu’elle accueille, qu’elle protège et qu’elle aime comme une mère trop
pressée.
Il a partagé aussi ses chagrins d’hivers
pluvieux, ses colères superbes, ses crues couleur de terre et ses folles
tempêtes. Il a aimé ses caprices, ses besoins de solitude, de tristesses et ses
rires sonores dans les étés de feu. Il a accepté, comme elle, sa vieillesse
paisible et l’a accompagné jusqu’au bout du chemin – ce chemin qui chemine,
disait d’elle Montaigne. C’est de la Dordogne d’un de mes fidèles amis, à laquelle
Montaigne fait référence. Vous l’aurez sans doute deviné ! Descendant de l'Auvergne, entaillant les
plateaux du Périgord, la Dordogne finit par s'étaler dans une large plaine
avant de rejoindre la Garonne. Montaigne, aujourd'hui, reconnaîtrait-il sa «chère
rivière» ?
« Quand je considère l’impression que ma rivière de Dordogne fait de
mon temps vers la rive droite de sa descente, et qu’en vingt ans elle a tant
gagné, et dérobé le fondement à plusieurs bâtiments, je vois bien que c’est une
agitation extraordinaire; car, si elle fut toujours allée ce train, ou dut
aller à l’avenir, la figure du monde serait renversée. Mais il leur prend des
changements : tantôt elles s’épandent d’un côté, tantôt de l’autre; tantôt
elles se contiennent ». Ce
témoignage de Montaigne, observateur attentif de la rivière de Dordogne, nous
rappelle combien sont changeants les paysages créés et modelés par un fleuve.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire