Elle ne dormait pas. Les douze coups de minuit avaient résonné depuis bien
longtemps dans la maison mais elle ne dormait toujours pas. Que ces insomnies
qui avaient commencé à chambouler sa vie après la mort de son époux, soient
toujours présentes l’accablait, la désespérait. À quatre-vingt-trois ans
maintenant, à cet âge, les nuits blanches la laissaient épuisée, et la
perspective d’une nouvelle journée dans cet état d’égarement lui semblait
insurmontable. Elle se leva donc, dans l’espoir de pouvoir trouver le sommeil
plus tard. Elle marcha d’un pas lent vers la fenêtre et tira le rideau. La nuit
était froide, mais le brouillard qui devenait de plus en plus épais au loin,
donnait l’impression que la route s’effaçait dans un nuage de coton.
Elle s’écarta de la fenêtre, sortit de la chambre et
descendit péniblement l’escalier, les mains agrippant fermement la rampe. En
arrivant en bas, elle jeta un regard vers la porte de la chambre qu’elle
partageait auparavant avec son mari. Continuer de l’utiliser lui aurait épargné
de monter et descendre les escaliers, mais cela lui semblait insupportable
maintenant qu’il n’était plus là, et elle avait donc après sa mort, décidé
d’aller dormir dans la chambre d’amis, à l’étage au-dessus. Elle détourna son regard
de la porte et se dirigea vers la cuisine.
En cherchant de la tisane dans un placard en vue de
s’en préparer une tasse, ses doigts heurtèrent une petite boîte en métal. Elle
s’en empara, s’assit à la table et la fit tourner entre ses mains, perdue dans
ses pensées. Il lui avait semblé, depuis toute petite que les objets
Murmuraient, lui rappelant des souvenirs d’une voix douce qui l’apaisait.
Renonçant à rejeter le MURMURE qui s’annonçait cette fois, elle s’y abandonna.
Son époux, lui avait offert cette jolie boîte lors de son retour d’un voyage,
comme pour s’excuser de cette longue absence. Ils avaient pris l’habitude de
fêter leurs retrouvailles en s’offrant des cadeaux. Et, elle considérait cette
boîte comme un des plus beaux qu’il lui ait faits.
Bouleversée par cette vague de souvenirs et maintenant
certaine que cette nuit allait être emplie de nostalgie, elle se dirigea vers
le salon et s’assit derrière le piano, elle effleura les touches d’une main
tremblante. Ses doigts étaient moins agiles, mais sa mémoire, elle, n’avait pas
faibli. Elle commença à jouer ses airs préférés, et très vite le MURMURE du
piano l’enveloppa à son tour. Il avait l’habitude de s’asseoir sur le fauteuil
qui faisait face au piano pour l’écouter. Elle lui avait un jour, demandé
pourquoi il s’asseyait à cet endroit d’où il ne voyait pas ses mains, où il n’y
avait rien à voir, et il lui avait répondu : « c’est parce que je n’ai pas
besoin de te voir. »
Elle continua à jouer, morceau après morceau, et,
lorsqu’elle eut fini, elle laissa résonner la dernière note jusqu’à ce qu’elle
s’éteigne. Lorsqu’elle ne l’entendit plus, ce furent les murs de la pièce
eux-mêmes qui se mirent à Murmurer. C’était un MURMURE, cette fois beaucoup
plus puissant, chargé de souvenirs de toute une vie, celle de deux amants,
seuls tous les deux dans leur maison, au milieu de ce qu’ils avaient construit
ensemble. Le monde leur appartenait. Ils avaient échafaudé des plans dans ce
salon, ils avaient construit des projets communs ensemble, ils y avaient ri, s’y
étaient disputés et réconciliés, et lorsqu’ils étaient devenus plus âgés, ils y
avaient passé des heures à se remémorer leur passé, leurs combats pour plus de
solidarité, pour changer le monde et le rendre meilleur. Savourant ces temps
passés l’un avec l’autre, une pointe de regrets se glissait dans leurs
causettes : le monde nouveau pour lequel ils ont tant combattu n’était pas au
rendez-vous.
Ses paupières étaient lourdes, mais ce n’était pas
encore le moment. Elle se leva et se dirigea vers le mur qui lui faisait face,
celui où toutes les photos étaient accrochées. C’était un grand assemblage
hétéroclite de photos prises à des époques différentes, à des endroits
différents. Le seul point commun à tous ces clichés était qu’on pouvait les y
voir tous les deux, enlacés, toujours souriants. Sur chacune, ils étaient à un
autre endroit du monde, dans une manifestation, un rassemblement. Et à chaque
fois ils avaient pris une photo qui devait finir avec toutes les autres sur ce
mur. Elle s’était laissée totalement emporter par le MURMURE de toutes ces
images de leur vie, de tous ces instants heureux et combatifs figés sur ce mur,
et un par un lui revenaient les détails de ces moments les plus heureux de leur
vie commune. Elle se rappelait les marches, les longues heures passées devant
des paysages à vous couper le souffle, les couchers de soleil qu’ils avaient
observés, enlacés, les ami-e-s, les camarades qui partagèrent leurs luttes et
leurs espoirs. Ils avaient succombé à tous les clichés et en avaient été heureux.
Elle se détourna du mur. Elle savait maintenant ce qu’elle devait faire. Elle
l’avait, en fait, toujours su, mais elle avait toujours refusé de se l’avouer.
Elle se dirigea vers la porte de la chambre, celle qui était restée fermée
depuis la mort de celui qu’elle avait tant aimé. Chacun de ses pas était lourd,
chargé de souvenirs et du temps passé. Elle arriva devant la porte, posa sa
main sur la poignée, prit une grande inspiration et l’ouvrit.
Un simple regard lui suffit pour comprendre que rien
n’avait bougé. Chaque chose était à sa place, elle s’en souvenait comme si les
années n’avaient été qu’autant de secondes. Elle fit quelques pas à l’intérieur
de la pièce. Jamais un MURMURE n’avait été aussi fort dans toute sa vie. Il lui
semblait que toute la pièce Murmurait, que même l’air était encore charge de
souvenirs et de sentiments de sa vie passée. Elle savait ce qu’elle voulait
voir. Elle contourna le lit et s’agenouilla devant sa vieille table de chevet.
Elle en ouvrit le tiroir et en sortit quelques feuilles de papier. Elle serra
les feuilles contre sa poitrine et s’assit sur le lit. Alors seulement, les
larmes coulèrent sur ses joues. Elle n’avait même pas besoin de lire les mots
inscrits sur le papier. Il lui avait écrit cette lettre quelques jours avant de
s’éteindre. Il y déclarait son amour, qui ne s’était jamais affaibli et qui ne
devait pas partir avec lui. Le MURMURE qui s’échappait du papier lui suffisait
pour savoir ce qu’il lui avait écrit et tout ce qu’il n’avait pas pu dire avec
de simples mots. La pièce autour d’elle se brouillait, tout n’était plus qu’une
somme de MURMURES. ELLE SE COUCHA SUR LE LIT, LA LETTRE SERRÉE CONTRE ELLE. ET
ELLE FERMA LES YEUX.
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