dimanche 25 juin 2023

Nouvelle : « Murmures ! »



Elle ne dormait pas. Les douze coups de minuit avaient résonné depuis bien longtemps dans la maison mais elle ne dormait toujours pas. Que ces insomnies qui avaient commencé à chambouler sa vie après la mort de son époux, soient toujours présentes l’accablait, la désespérait. À quatre-vingt-trois ans maintenant, à cet âge, les nuits blanches la laissaient épuisée, et la perspective d’une nouvelle journée dans cet état d’égarement lui semblait insurmontable. Elle se leva donc, dans l’espoir de pouvoir trouver le sommeil plus tard. Elle marcha d’un pas lent vers la fenêtre et tira le rideau. La nuit était froide, mais le brouillard qui devenait de plus en plus épais au loin, donnait l’impression que la route s’effaçait dans un nuage de coton.

Elle s’écarta de la fenêtre, sortit de la chambre et descendit péniblement l’escalier, les mains agrippant fermement la rampe. En arrivant en bas, elle jeta un regard vers la porte de la chambre qu’elle partageait auparavant avec son mari. Continuer de l’utiliser lui aurait épargné de monter et descendre les escaliers, mais cela lui semblait insupportable maintenant qu’il n’était plus là, et elle avait donc après sa mort, décidé d’aller dormir dans la chambre d’amis, à l’étage au-dessus. Elle détourna son regard de la porte et se dirigea vers la cuisine.

En cherchant de la tisane dans un placard en vue de s’en préparer une tasse, ses doigts heurtèrent une petite boîte en métal. Elle s’en empara, s’assit à la table et la fit tourner entre ses mains, perdue dans ses pensées. Il lui avait semblé, depuis toute petite que les objets Murmuraient, lui rappelant des souvenirs d’une voix douce qui l’apaisait. Renonçant à rejeter le MURMURE qui s’annonçait cette fois, elle s’y abandonna. Son époux, lui avait offert cette jolie boîte lors de son retour d’un voyage, comme pour s’excuser de cette longue absence. Ils avaient pris l’habitude de fêter leurs retrouvailles en s’offrant des cadeaux. Et, elle considérait cette boîte comme un des plus beaux qu’il lui ait faits.

Bouleversée par cette vague de souvenirs et maintenant certaine que cette nuit allait être emplie de nostalgie, elle se dirigea vers le salon et s’assit derrière le piano, elle effleura les touches d’une main tremblante. Ses doigts étaient moins agiles, mais sa mémoire, elle, n’avait pas faibli. Elle commença à jouer ses airs préférés, et très vite le MURMURE du piano l’enveloppa à son tour. Il avait l’habitude de s’asseoir sur le fauteuil qui faisait face au piano pour l’écouter. Elle lui avait un jour, demandé pourquoi il s’asseyait à cet endroit d’où il ne voyait pas ses mains, où il n’y avait rien à voir, et il lui avait répondu : « c’est parce que je n’ai pas besoin de te voir. »

Elle continua à jouer, morceau après morceau, et, lorsqu’elle eut fini, elle laissa résonner la dernière note jusqu’à ce qu’elle s’éteigne. Lorsqu’elle ne l’entendit plus, ce furent les murs de la pièce eux-mêmes qui se mirent à Murmurer. C’était un MURMURE, cette fois beaucoup plus puissant, chargé de souvenirs de toute une vie, celle de deux amants, seuls tous les deux dans leur maison, au milieu de ce qu’ils avaient construit ensemble. Le monde leur appartenait. Ils avaient échafaudé des plans dans ce salon, ils avaient construit des projets communs ensemble, ils y avaient ri, s’y étaient disputés et réconciliés, et lorsqu’ils étaient devenus plus âgés, ils y avaient passé des heures à se remémorer leur passé, leurs combats pour plus de solidarité, pour changer le monde et le rendre meilleur. Savourant ces temps passés l’un avec l’autre, une pointe de regrets se glissait dans leurs causettes : le monde nouveau pour lequel ils ont tant combattu n’était pas au rendez-vous.

Ses paupières étaient lourdes, mais ce n’était pas encore le moment. Elle se leva et se dirigea vers le mur qui lui faisait face, celui où toutes les photos étaient accrochées. C’était un grand assemblage hétéroclite de photos prises à des époques différentes, à des endroits différents. Le seul point commun à tous ces clichés était qu’on pouvait les y voir tous les deux, enlacés, toujours souriants. Sur chacune, ils étaient à un autre endroit du monde, dans une manifestation, un rassemblement. Et à chaque fois ils avaient pris une photo qui devait finir avec toutes les autres sur ce mur. Elle s’était laissée totalement emporter par le MURMURE de toutes ces images de leur vie, de tous ces instants heureux et combatifs figés sur ce mur, et un par un lui revenaient les détails de ces moments les plus heureux de leur vie commune. Elle se rappelait les marches, les longues heures passées devant des paysages à vous couper le souffle, les couchers de soleil qu’ils avaient observés, enlacés, les ami-e-s, les camarades qui partagèrent leurs luttes et leurs espoirs. Ils avaient succombé à tous les clichés et en avaient été heureux. Elle se détourna du mur. Elle savait maintenant ce qu’elle devait faire. Elle l’avait, en fait, toujours su, mais elle avait toujours refusé de se l’avouer. Elle se dirigea vers la porte de la chambre, celle qui était restée fermée depuis la mort de celui qu’elle avait tant aimé. Chacun de ses pas était lourd, chargé de souvenirs et du temps passé. Elle arriva devant la porte, posa sa main sur la poignée, prit une grande inspiration et l’ouvrit.

Un simple regard lui suffit pour comprendre que rien n’avait bougé. Chaque chose était à sa place, elle s’en souvenait comme si les années n’avaient été qu’autant de secondes. Elle fit quelques pas à l’intérieur de la pièce. Jamais un MURMURE n’avait été aussi fort dans toute sa vie. Il lui semblait que toute la pièce Murmurait, que même l’air était encore charge de souvenirs et de sentiments de sa vie passée. Elle savait ce qu’elle voulait voir. Elle contourna le lit et s’agenouilla devant sa vieille table de chevet. Elle en ouvrit le tiroir et en sortit quelques feuilles de papier. Elle serra les feuilles contre sa poitrine et s’assit sur le lit. Alors seulement, les larmes coulèrent sur ses joues. Elle n’avait même pas besoin de lire les mots inscrits sur le papier. Il lui avait écrit cette lettre quelques jours avant de s’éteindre. Il y déclarait son amour, qui ne s’était jamais affaibli et qui ne devait pas partir avec lui. Le MURMURE qui s’échappait du papier lui suffisait pour savoir ce qu’il lui avait écrit et tout ce qu’il n’avait pas pu dire avec de simples mots. La pièce autour d’elle se brouillait, tout n’était plus qu’une somme de MURMURES. ELLE SE COUCHA SUR LE LIT, LA LETTRE SERRÉE CONTRE ELLE. ET ELLE FERMA LES YEUX.

 

 

 

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