Le
retour en France de Fernand Léger marque à la fois la présence désormais
acquise de l’homme dans ses tableaux et le retour définitif du sujet. Pour
l’homme, Léger s’en explique : « Dans mes dernières toiles, où
prennent place des figures liées à des sujets, peut-être trouverez-vous que la
figure humaine aurait tendance à devenir l’objet majeur. L’avenir dira si cela
est meilleur plastiquement ou si c’est une erreur. En tout cas le dispositif actuel
est toujours dominé par des valeurs contrastées qui doivent justifier cette
évolution. » Quant au sujet, Léger prend bien garde de souligner :
« Il faut s’entendre sur le mot « sujet ». Je ne peins pas des
sujets, mais des contrastes. Je fais de la peinture, pas de littérature
descriptive. »
Le
« contraste » le plus célèbre, mais aussi le plus « mal-aimé »
de l’après-guerre – à l’image de son auteur d’ailleurs – est celui des
« Constructeurs ». Léger, rêvant toujours de prendre ses travaux dd
travailleur pour des travailleurs, a cru trouver là une bonne occasion
d’établir le dialogue tout en élevant un monument à sa façon à ses chers
camarades. L’idée lui en est venue en allant à Chevreuse. « Il y avait
près de la route, trois pylônes de lignes à haute tension en construction.
Perchés dessus, les hommes y travaillaient. J’ai été frappé par le contraste
entre ces hommes, l’architecture métallique, les nuages du ciel. Ces hommes
tout petits, comme perdus dans un ensemble rigide, dur, hostile. C’est cela que
j’ai voulu rendre sans concession. J’ai évalué à leur valeur exacte le fait
humain, le ciel, les nuages, le métal. Si les figures de mes ouvriers sont plus
variées ; si je m’approche davantage d’une individualisation des
personnages, c’est que le contraste violent entre eux et la géométrie
métallique dans laquelle ils sont situés est au maximum. Les sujets modernes,
sociaux ou autres, seront valables autant que cette loi des contrastes sera
respectée. Notre vie moderne est faite de contrastes journaliers. Ils doivent
entrer dans nos préoccupations actuelles. »
Fernand
Léger n’en démord pas, si ces « Constructeurs » sont proches de
l’humain, c’est pour accentuer le contraste avec le monde mécanique. Mais ce
qui a changé, depuis l’époque « des éléments mécaniques », qui
subordonnaient l’homme-robot à la machine, c’est que Léger, dans son approche
nouvelle du monde, a en quelque sorte, libéré l’homme des contraintes de la
technique. Ces petits bonhommes n’occupent pas plus de place, certes, dans les tableaux de la série des
« Constructeurs » que les échafaudages, mais ils s’y promènent
désormais librement.
Cela
suffit-il à séduire le peuple ? Pour s’en rendre compte Léger accroche un
jour ses « Constructeurs » dans la cantine des usines
Renault : « À midi, les gars sont arrivés. En mangeant, ils
regardaient les toiles. Il y en avait qui ricanaient : « Regarde-les,
mais ils ne pourraient pas travailler ces bonhommes avec des mains comme
ça. » En somme, ils faisaient un jugement par comparaison. Mes toiles leur
semblaient drôles, ils ne comprenaient rien. Moi, je les écoutais et j’avalais
tristement ma soupe. Huit jours plus tard je suis retourné manger à la cantine.
L’atmosphère
avait changé. Les gars ne riaient plus, ils ne s’occupaient plus des tableaux.
Pourtant pas mal d’entre eux, tout en mangeant, levaient les yeux, regardaient
un instant mes toiles, puis se plongeaient à nouveau dans l’assiette. Qui sait,
les toiles les intriguaient-ils ? Et quand j’étais pour partir, voilà un
gars qui me dit : « Vous êtes le peintre n’est-ce pas ? Vous
allez voir, ils vont s’apercevoir mes copains, quand on aura enlevé vos toiles,
quand ils auront le mur tout nu devant, ils vont s’apercevoir ce que c’est vos
couleurs… » Ça fait plaisir, çà ! Et puis… »
« Quand nous
parlons nous entendons
La vérité des
charpentiers
Des maçons des
couvreurs des sages
Ils ont porté le monde
au-dessus de la terre
Au-dessus des prisons
des tombeaux des cavernes
Contre toute fatigue
ils jurent de durer »
Paul Éluard : Les
Constructeurs.
À Fernand Léger
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