dimanche 3 août 2025

Pourquoi les polices municipales divisent la gauche.



Pour Anthony Caillé, secrétaire général de la CGT-Intérieur, et Philippe Bouyssou, maire PCF d’Ivry-sur-Seine, la question de l’existence d’une « force publique au service de tous, garante des libertés individuelles et collectives, et non au service des puissants ou des stratégies locales » devrait être au centre des discussions. Une mission remplie selon eux par la police nationale, et non les polices municipales.

Nicolas Sarkozy aura réussi ce que la droite rêvait depuis des décennies : imposer le thème de la sécurité sur le terrain idéologique de la droite dure, et y attirer toute la gauche. Non pas pour l’amener à proposer sa propre vision républicaine, sociale, égalitaire de la sécurité — mais pour la contraindre à courir derrière, à se justifier, à se diviser. Depuis lors, les débats se succèdent, les reculs s’additionnent, et les réponses manquent de cohérence. Pourtant, la question de la sécurité ne devrait pas diviser la gauche. Elle devrait l’unir. Car la place qu’elle doit occuper dans une société démocratique est assez simple à définir : la sécurité est un droit. Elle relève d’un service public. Elle ne peut être ni fragmentée, ni privatisée, ni laissée aux seuls rapports de force locaux.

Aujourd’hui, près de 28 000 agents municipaux sont actifs dans plus de 4 600 communes françaises. Dans les villes moyennes, on recense en moyenne 6 policiers municipaux pour 10 000 habitants, contre 4,9 en 2020. Ce chiffre masque d’énormes écarts entre territoires. Certaines communes disposent de brigades dotées d’armement lourd, de vidéosurveillance, de centres de supervision urbains. D’autres, pour des raisons budgétaires ou de choix politiques, ne font pas ce choix : il n’existe en la matière ni doctrine, ni évaluation à l’échelle nationale.

Ivry-sur-Seine, qui compte quelque 64 000 habitants, fait ainsi partie des très rares communes franciliennes où la majorité municipale a fait le choix de ne pas créer de police municipale – ce qui lui vaut d’être régulièrement pointée du doigt par la droite locale. Pour autant, les indicateurs de délinquance de cette ville populaire, aux portes de Paris, ne sont pas singulièrement différents (et parfois plus encourageants) de ce qui est constaté à l’échelle du département du Val-de-Marne.

En 2025, à l’échelle du pays, 58 % des policiers municipaux sont armés, et 93 % dans les villes moyennes. Les équipements incluent désormais pistolets semi-automatiques, flash-balls, pistolets à impulsion électrique, gilets pare-balles, grenades lacrymogènes. Pourtant, aucune étude sérieuse ne démontre un lien entre cet armement et une diminution de la délinquance. Le recours à l’armement est devenu un geste politique — une démonstration de fermeté — plus qu’une réponse fondée sur l’efficacité.

Recul organisé de l’État

Ce mouvement s’explique aussi par le recul organisé de l’État. Depuis vingt ans, les gouvernements successifs ferment des commissariats, réduisent les effectifs, réorientent les missions de la police nationale vers la répression, au détriment du lien social, de l’enquête, de la prévention. La police judiciaire est affaiblie, la police de proximité a disparu, même dans les zones densément peuplées comme la première couronne parisienne. Les maires ayant créé une police municipale se trouvent pris au piège, découvrant que leur initiative devient un argument supplémentaire du ministère de l’Intérieur pour réduire l’amplitude d’ouverture, voire pour fermer totalement un commissariat jusque-là implanté sur leur commune.

Confrontée à un tel projet il y a quelques années à Ivry, la majorité municipale a au contraire pu faire valoir l’absence de police municipale pour conserver un commissariat de plein exercice sur son territoire.

Mais dans la plupart des cas, les maires — de droite comme de gauche — prennent la main, par nécessité ou par conviction. Mais ils ne peuvent garantir l’égalité territoriale. Dans certains départements (Var, Hérault, Pyrénées-Orientales), plus de 80 % des agents municipaux sont armés. Dans d’autres, comme la Creuse ou l’Indre, la présence est minimale. Il en résulte un service public de la sécurité différenciée selon les territoires.

Plus inquiétant encore : les policiers nationaux eux-mêmes, en manque de moyens, en viennent à s’appuyer sur les policiers municipaux, les sollicitant pour effectuer des missions à leur place ou pour les renforcer. Ce glissement devient structurel. Il entérine une confusion des responsabilités et expose tous les agents à une insécurité juridique croissante.

La logique d’inégalités se renforce encore : les polices municipales deviennent intercommunales, et certains projets pilotés par la droite cherchent à les porter jusqu’à l’échelon régional. C’est désormais la richesse d’un territoire — et non l’égalité républicaine — qui détermine le droit à la sécurité.

Et pendant que la solidarité nationale se délite, un constat s’impose : aucun autre pan de la fonction publique ne suscite un tel élan budgétaire. Il manque des classes, des maisons de santé, des crèches… et l’on nous répond : c’est trop cher. Chaque année, les communes comme Ivry qui privilégient la prévention, la médiation sociale et les politiques de solidarité pour prendre leur part en matière de tranquillité publique et de prévention de la délinquance voient leurs recettes brutalement ponctionnées par l’État. Mais pour les polices municipales, on dépense sans compter. La sécurité locale est devenue un levier politique. Et ce levier, contrairement à tant d’autres, n’est jamais bloqué.

Accepterait-on que des hôpitaux ou des casernes de pompiers soient entièrement à la charge des communes ?

Certaines formations de gauche appellent à désarmer les polices municipales ; d’autres à mieux les encadrer. Mais aucun parti ne demande leur suppression. Et surtout, personne ne semble poser la vraie question : accepterait-on que des hôpitaux ou des casernes de pompiers soient entièrement à la charge des communes ? Pourquoi tolérer une telle logique pour la sécurité ?

À cette territorialisation s’ajoute un autre danger : le lien hiérarchique direct entre le maire et les policiers municipaux, dans une commune où l’exécutif détient tous les leviers. Contrairement à la police nationale, structurée par des textes républicains, contrôlée par des procédures d’État et dotée d’une neutralité statutaire, la police municipale agit sur décision de l’élu local. Elle devient alors un instrument politique à portée immédiate, au risque de pressions, de dérives, ou d’instrumentalisation. En démocratie, la séparation entre autorité politique et force publique est un principe fondateur : c’est aussi cela qui est mis à mal.

On nous présente aussi la vidéosurveillance comme une solution miracle. En réalité : elle ne dissuade pas les délits ; elle est marginalement utilisée dans les enquêtes (moins de 3 % des faits élucidés) ; et elle coûte plusieurs centaines de milliers d’euros chaque année. Certaines forces politiques de gauche en demandent aujourd’hui la suppression pure et simple. Le drame du 14 juillet 2016 à Nice rappelle que même dans les villes les plus surveillées et les mieux dotées en policiers municipaux armés, l’impensable peut survenir.

En tant qu’élu local et syndicaliste, nous affirmons que la police nationale est, en droit, le service public national de sécurité. Mais elle est affaiblie, morcelée. Il est temps de la réaffirmer comme pilier de la République : une force publique au service de tous, garante des libertés individuelles et collectives, et non au service des puissants ou des stratégies locales.

Nous portons une exigence simple : un véritable service public de sécurité, doté de moyens, de formation, de doctrine, et recentré sur ses missions. Il ne peut y avoir de République de l’égalité si le droit à la sécurité dépend des moyens de la commune.

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