Pour Anthony
Caillé, secrétaire général de la CGT-Intérieur, et Philippe Bouyssou, maire PCF
d’Ivry-sur-Seine, la question de l’existence d’une « force publique au
service de tous, garante des libertés individuelles et collectives, et non au
service des puissants ou des stratégies locales » devrait être au
centre des discussions. Une mission remplie selon eux par la police nationale, et non les polices municipales.
Nicolas Sarkozy
aura réussi ce que la droite rêvait depuis des décennies : imposer le
thème de la sécurité sur le terrain idéologique de la droite dure, et y attirer
toute la gauche. Non pas pour l’amener à proposer sa propre vision
républicaine, sociale, égalitaire de la sécurité — mais pour la contraindre à
courir derrière, à se justifier, à se diviser. Depuis lors, les débats se
succèdent, les reculs s’additionnent, et les réponses manquent de cohérence.
Pourtant, la question de la sécurité ne devrait pas diviser la gauche. Elle
devrait l’unir. Car la place qu’elle doit occuper dans une société
démocratique est assez simple à définir : la sécurité est un droit. Elle
relève d’un service public. Elle ne peut être ni fragmentée, ni privatisée, ni
laissée aux seuls rapports de force locaux.
Aujourd’hui,
près de 28 000 agents municipaux sont actifs dans plus de 4 600 communes
françaises. Dans les villes moyennes, on recense en moyenne 6 policiers
municipaux pour 10 000 habitants, contre 4,9 en 2020. Ce chiffre masque
d’énormes écarts entre territoires. Certaines communes disposent de brigades
dotées d’armement lourd, de vidéosurveillance, de centres de supervision
urbains. D’autres, pour des raisons budgétaires ou de choix politiques, ne font
pas ce choix : il n’existe en la matière ni doctrine, ni évaluation à
l’échelle nationale.
Ivry-sur-Seine,
qui compte quelque 64 000 habitants, fait ainsi partie des très rares
communes franciliennes où la majorité municipale a fait le choix de ne pas
créer de police municipale – ce qui lui vaut d’être régulièrement pointée du
doigt par la droite locale. Pour autant, les indicateurs de délinquance de
cette ville populaire, aux portes de Paris, ne sont pas singulièrement
différents (et parfois plus encourageants) de ce qui est constaté à l’échelle
du département du Val-de-Marne.
En 2025, à
l’échelle du pays, 58 % des policiers municipaux sont armés, et 93 %
dans les villes moyennes. Les équipements incluent désormais pistolets
semi-automatiques, flash-balls, pistolets à impulsion électrique, gilets
pare-balles, grenades lacrymogènes. Pourtant, aucune étude sérieuse ne démontre
un lien entre cet armement et une diminution de la délinquance. Le recours à
l’armement est devenu un geste politique — une démonstration de fermeté — plus
qu’une réponse fondée sur l’efficacité.
Recul organisé de l’État
Ce mouvement
s’explique aussi par le recul organisé de l’État. Depuis vingt ans, les
gouvernements successifs ferment des commissariats, réduisent les effectifs,
réorientent les missions de la police nationale vers la répression, au
détriment du lien social, de l’enquête, de la prévention. La police judiciaire
est affaiblie, la police de proximité a disparu, même dans les zones densément
peuplées comme la première couronne parisienne. Les maires ayant créé une
police municipale se trouvent pris au piège, découvrant que leur initiative
devient un argument supplémentaire du ministère de l’Intérieur pour réduire
l’amplitude d’ouverture, voire pour fermer totalement un commissariat jusque-là
implanté sur leur commune.
Confrontée à un
tel projet il y a quelques années à Ivry, la majorité municipale a au contraire
pu faire valoir l’absence de police municipale pour conserver un commissariat
de plein exercice sur son territoire.
Mais dans la
plupart des cas, les maires — de droite comme de gauche — prennent la main, par
nécessité ou par conviction. Mais ils ne peuvent garantir l’égalité
territoriale. Dans certains départements (Var, Hérault, Pyrénées-Orientales),
plus de 80 % des agents municipaux sont armés. Dans d’autres, comme la
Creuse ou l’Indre, la présence est minimale. Il en résulte un service public de
la sécurité différenciée selon les territoires.
Plus inquiétant
encore : les policiers nationaux eux-mêmes, en manque de moyens, en
viennent à s’appuyer sur les policiers municipaux, les sollicitant pour
effectuer des missions à leur place ou pour les renforcer. Ce glissement
devient structurel. Il entérine une confusion des responsabilités et expose
tous les agents à une insécurité juridique croissante.
La logique
d’inégalités se renforce encore : les polices municipales deviennent
intercommunales, et certains projets pilotés par la droite cherchent à les
porter jusqu’à l’échelon régional. C’est désormais la richesse d’un territoire
— et non l’égalité républicaine — qui détermine le droit à la sécurité.
Et pendant que
la solidarité nationale se délite, un constat s’impose : aucun autre pan
de la fonction publique ne suscite un tel élan budgétaire. Il manque des
classes, des maisons de santé, des crèches… et l’on nous répond : c’est
trop cher. Chaque année, les communes comme Ivry qui privilégient la
prévention, la médiation sociale et les politiques de solidarité pour prendre
leur part en matière de tranquillité publique et de prévention de la
délinquance voient leurs recettes brutalement ponctionnées par l’État. Mais pour
les polices municipales, on dépense sans compter. La sécurité locale est
devenue un levier politique. Et ce levier, contrairement à tant d’autres, n’est
jamais bloqué.
Accepterait-on que des hôpitaux ou des casernes de
pompiers soient entièrement à la charge des communes ?
Certaines
formations de gauche appellent à désarmer les polices municipales ;
d’autres à mieux les encadrer. Mais aucun parti ne demande leur suppression. Et
surtout, personne ne semble poser la vraie question : accepterait-on que
des hôpitaux ou des casernes de pompiers soient entièrement à la charge des
communes ? Pourquoi tolérer une telle logique pour la sécurité ?
À cette
territorialisation s’ajoute un autre danger : le lien hiérarchique direct
entre le maire et les policiers municipaux, dans une commune où l’exécutif
détient tous les leviers. Contrairement à la police nationale, structurée par
des textes républicains, contrôlée par des procédures d’État et dotée d’une
neutralité statutaire, la police municipale agit sur décision de l’élu local.
Elle devient alors un instrument politique à portée immédiate, au risque
de pressions, de dérives, ou d’instrumentalisation. En démocratie, la
séparation entre autorité politique et force publique est un principe
fondateur : c’est aussi cela qui est mis à mal.
On nous
présente aussi la vidéosurveillance comme une solution miracle. En
réalité : elle ne dissuade pas les délits ; elle est marginalement
utilisée dans les enquêtes (moins de 3 % des faits élucidés) ; et
elle coûte plusieurs centaines de milliers d’euros chaque année. Certaines
forces politiques de gauche en demandent aujourd’hui la suppression pure et
simple. Le drame du 14 juillet 2016 à Nice rappelle que même dans les
villes les plus surveillées et les mieux dotées en policiers municipaux armés,
l’impensable peut survenir.
En tant qu’élu
local et syndicaliste, nous affirmons que la police nationale est, en droit, le
service public national de sécurité. Mais elle est affaiblie, morcelée. Il est
temps de la réaffirmer comme pilier de la République : une force publique
au service de tous, garante des libertés individuelles et collectives, et non
au service des puissants ou des stratégies locales.
Nous portons
une exigence simple : un véritable service public de sécurité, doté de
moyens, de formation, de doctrine, et recentré sur ses missions. Il ne peut y
avoir de République de l’égalité si le droit à la sécurité dépend des moyens de
la commune.
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