En ces temps de
disette budgétaires et de menace de récession, certains reviennent à la charge
pour prôner la mobilisation des milliards d’euros mis de côté par des ménages
inquiets de l’avenir. Un discours qui se base sur la vision idéalisée des
marchés comme les meilleurs moteurs de l’investissement.
La question
taraude commentateurs et politiques libéraux : comment réorienter les
milliards épargnés par les ménages vers le marché des capitaux, présentés comme
le meilleur outil pour financer l’investissement ?
Depuis la
publication, au printemps 2024, du rapport de l’ex-premier ministre italien
Enrico Letta, qui appelait à l’« union de l’épargne et des investissements »
dans un marché financier européen unifié, et de celui de Mario Draghi sur la
compétitivité en Europe, la rengaine est reprise sur tous les tons, tant au
niveau national qu’européen.
Depuis Emmanuel
Macron, qui proclame que, « pour financer la transition verte et
numérique, nos capacités de défense et
assurer notre sécurité économique, nous devons mobiliser et libérer notre épargne en
Europe », jusqu’au président de la Banque de France, François
Villeroy de Galhau, en passant par les chroniqueurs de la presse économique,
qui fustigent la frilosité des Français et leur manque de goût du risque, tous
dénoncent la prédominance d’une épargne de précaution de plus en plus abondante
et impuissante à financer l’économie.
« L’Europe est le continent qui épargne le plus au monde. D’après la
Banque centrale européenne et la Banque de France, chaque année,
300 milliards d’euros de cette épargne s’investit aux États-Unis, dans des
entreprises américaines, qui ensuite viennent en Europe racheter nos
entreprises. Tout cela parce que nos marchés de capitaux sont fragmentés et
insuffisamment attrayants », résumait au journal Le Monde Enrico Letta.
Principale
source d’inquiétude pour ces libéraux, la faiblesse du capital-risque, ces
fonds par lesquels un investisseur acquiert tout ou partie d’une entreprise non
cotée en Bourse, lui fournissant ainsi des moyens financiers pour son
développement.
« Aux États-Unis, depuis 2013, 137 fonds de capital-risque de plus
d’un milliard de dollars sous actif se sont lancés, contre seulement 11 en
Europe. Par manque d’alternative, nos start-up des énergies renouvelables ou de
l’intelligence artificielle se tournent donc vers des fonds américains », déploraient ainsi dans Les Échos les
eurodéputés macronistes Pascal Canfin et Stéphanie Yon-Courtin.
En ces temps où
l’argent se fait rare, et où les besoins sont légion, le pactole de l’épargne a
de quoi aiguiser les appétits. En France, l’encours des placements financiers
des ménages a atteint 6 356,4 milliards d’euros fin 2024, selon un
récent rapport de la Banque de France. Cela représente 18 % des revenus
disponibles, contre 14,5 % en moyenne de 2000 à 2019, du jamais vu hors
période Covid.
Or, ces
placements se font très majoritairement vers des produits sans risque : un
tiers environ est de l’épargne réglementée
(livret A, PEL, LDD, LEP ? etc.), un autre est composé de produits de taux
(pour l’essentiel de l’assurance vie) et seulement un tiers restant, de
placements de type actions.
« L’effort d’épargne est probablement lié à une certaine inquiétude.
C’est un geste de précaution face à l’avenir, compte tenu de ce qui se passe
dans l’environnement international, mais aussi le démantèlement progressif
du système de protection sociale. Il y a sans doute aussi de l’anxiété
liée à la crise écologique et à l’incertitude sur ce que va devenir notre
société », analyse
Dominique Plihon, professeur émérite à l’université Sorbonne-Paris Nord, et
membre du conseil scientifique d’Attac.
Les mêmes
facteurs pèsent sur toute l’Europe, où le taux d’épargne est supérieur à
15 % – soit un total de 35 000 milliards d’euros, quand il est
sous la barre des 4 % aux États-Unis, Pour rediriger ce pactole vers le
marché financier, des premières initiatives ont déjà vu le jour.
Dernière en date, le lancement, en juin 2025, du label Finance Europe.
Objectif, selon Éric Lombard, le ministre de
l’Économie, « inciter les épargnants à placer (leur argent)
sur des produits finançant les entreprises européennes ». L’Union
européenne tente également d’unifier son marché et d’alléger les règles de
prudence qui pèsent sur les investisseurs pour entrer en concurrence avec le
marché des capitaux américain.
« L’Europe a essayé d’aller vers le zéro risque, mais ce n’est pas une
bonne idée. Sinon, vous avez zéro rendement », expliquait fin juin,
dans Le Monde, Maria Albuquerque, commissaire européenne aux services
financiers. Mais détourner de l’épargne de précaution peut s’avérer politiquement
risqué. Le gouvernement français en a fait l’amère expérience en mars dernier.
L’annonce de son intention de « mobiliser l’épargne privée » pour
« financer notre effort de défense qui va s’accroître », a
suscité une telle protestation que le premier ministre a été contraint de faire
marche arrière et de promettre aux Français qu’ils « feront ce qu’ils
veulent avec leur épargne ».
Canaliser
l’épargne vers la finance est-elle la bonne façon de financer l’économie ?
L’idée même fait sourire Jezabel Couppey-Soubeyran, économiste à l‘université
Paris I Panthéon-Sorbonne et conseillère à l’Institut Veblen.
« Dire qu’on veut réorienter l’épargne, c’est faire l’hypothèse que
les épargnants ont la main dessus. Mais l’épargne est en grande majorité intermédiée et fongible. Ce sont
les intermédiaires – les banques, les sociétés d’investissement –, qui décident
de leurs stratégies de placements. Si on veut vraiment mobiliser
l’épargne, c’est sur ces acteurs qu’il faut peser, pas sur les épargnants. »
Quant à l’efficacité des marchés à orienter l’argent vers des investissements
de long terme et parfois risqués, elle est plus que douteuse. « Je suis
catégorique. Le système financier tel qu’il fonctionne est incapable de
mobiliser l’épargne surabondante pour financer les priorités qui sont avant
tout sociales et écologiques », tranche Dominique Plihon.
Il rappelle au
contraire que depuis une vingtaine d’années, la financiarisation de l’économie
a plutôt conduit les investisseurs institutionnels comme les banques et les
assurances à chercher un profit élevé et rapide qu’à prendre le risque
d’investir dans des secteurs innovants.
Cette logique court-termiste explique aussi en partie la préférence des
investisseurs pour des marchés américains aux rendements élevés, mais aussi de
la très bonne tenue des investissements dans des projets carbone, malgré les
dangers qu’ils représentent à long terme.
Autre signe que
le marché n’est pas la solution ad hoc, « aujourd’hui la majeure partie
des opérations financières se font sur les marchés secondaires qui ne
contribuent pas directement au financement de l’économie mais à l’hyper
liquidité des marchés et à leur expansion, donc à une sphère financière
qui tourne en boucle sur elle-même », explique Jezabel
Couppey-Soubeyran.
Autrement dit,
il s’agit surtout de revente d’actions et d’obligations déjà émises, mais très
peu de nouvelles émissions ou d’introductions en Bourse qui, elles, sont de la
création de capital pour des nouvelles entreprises et se font sur un marché
primaire qui, lui, est atone.
Loin de
financer la recherche et l’investissement, le marché se nourrit d’abord
lui-même, comme le montre le succès croissant du rachat d’actions par les
entreprises.
Cette pratique
destinée à faire monter le cours en bourse, atteint cette année un niveau
record : à elles seules, les 26 plus grandes banques européennes vont
racheter, selon l’agence Bloomberg, pour 46 milliards d’euros de leurs
propres actions, soit une hausse d’environ 30 % par rapport à 2023.
Cette
inefficacité du marché des capitaux à répondre aux besoins n’altère cependant
pas l’enthousiasme des libéraux. Remobiliser l’épargne n’est pour eux qu’une
étape vers le but ultime : mettre en place la retraite par capitalisation,
seul moyen d’obtenir un apport massif de capitaux sur les marchés.
Dans le camp macroniste, on ne craint pas d’afficher clairement cet
objectif : « Nous n’avons pas suffisamment de capitaux longs et
donc pas accès au même niveau de financement (que les États-Unis),
analyse le programme de Renaissance, publié le 21 juillet.
Ces capitaux longs, ce sont en grande partie les fonds de pension qui les
alimentent et en la matière, la différence est sans appel : ce sont
quelques centaines de milliards d’euros en France, 6 000 milliards en
Europe, à comparer aux plus de 42 000 milliards d’euros aux
États-Unis ! Il faut que nous complétions notre système par répartition
via une couche de retraites par investissement. » Aux yeux du parti présidentiel, la réforme de l’âge
légal du départ à la retraite à 64 ans n’était sans doute qu’une première
étape.
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