dimanche 3 août 2025

« Capital-risque, retraite, défense : pourquoi les libéraux veulent vous braquer votre bas de laine », (l’Humanité)

 


En ces temps de disette budgétaires et de menace de récession, certains reviennent à la charge pour prôner la mobilisation des milliards d’euros mis de côté par des ménages inquiets de l’avenir. Un discours qui se base sur la vision idéalisée des marchés comme les meilleurs moteurs de l’investissement.

La question taraude commentateurs et politiques libéraux : comment réorienter les milliards épargnés par les ménages vers le marché des capitaux, présentés comme le meilleur outil pour financer l’investissement ?

Depuis la publication, au printemps 2024, du rapport de l’ex-premier ministre italien Enrico Letta, qui appelait à l’« union de l’épargne et des investissements » dans un marché financier européen unifié, et de celui de Mario Draghi sur la compétitivité en Europe, la rengaine est reprise sur tous les tons, tant au niveau national qu’européen.

Depuis Emmanuel Macron, qui proclame que, « pour financer la transition verte et numérique, nos capacités de défense et assurer notre sécurité économique, nous devons mobiliser et libérer notre épargne en Europe », jusqu’au président de la Banque de France, François Villeroy de Galhau, en passant par les chroniqueurs de la presse économique, qui fustigent la frilosité des Français et leur manque de goût du risque, tous dénoncent la prédominance d’une épargne de précaution de plus en plus abondante et impuissante à financer l’économie.

« L’Europe est le continent qui épargne le plus au monde. D’après la Banque centrale européenne et la Banque de France, chaque année, 300 milliards d’euros de cette épargne s’investit aux États-Unis, dans des entreprises américaines, qui ensuite viennent en Europe racheter nos entreprises. Tout cela parce que nos marchés de capitaux sont fragmentés et insuffisamment attrayants », résumait au journal Le Monde Enrico Letta.

Principale source d’inquiétude pour ces libéraux, la faiblesse du capital-risque, ces fonds par lesquels un investisseur acquiert tout ou partie d’une entreprise non cotée en Bourse, lui fournissant ainsi des moyens financiers pour son développement.

« Aux États-Unis, depuis 2013, 137 fonds de capital-risque de plus d’un milliard de dollars sous actif se sont lancés, contre seulement 11 en Europe. Par manque d’alternative, nos start-up des énergies renouvelables ou de l’intelligence artificielle se tournent donc vers des fonds américains », déploraient ainsi dans Les Échos les eurodéputés macronistes Pascal Canfin et Stéphanie Yon-Courtin.

En ces temps où l’argent se fait rare, et où les besoins sont légion, le pactole de l’épargne a de quoi aiguiser les appétits. En France, l’encours des placements financiers des ménages a atteint 6 356,4 milliards d’euros fin 2024, selon un récent rapport de la Banque de France. Cela représente 18 % des revenus disponibles, contre 14,5 % en moyenne de 2000 à 2019, du jamais vu hors période Covid.

Or, ces placements se font très majoritairement vers des produits sans risque : un tiers environ est de l’épargne réglementée (livret A, PEL, LDD, LEP ? etc.), un autre est composé de produits de taux (pour l’essentiel de l’assurance vie) et seulement un tiers restant, de placements de type actions.

« L’effort d’épargne est probablement lié à une certaine inquiétude. C’est un geste de précaution face à l’avenir, compte tenu de ce qui se passe dans l’environnement international, mais aussi le démantèlement progressif du système de protection sociale. Il y a sans doute aussi de l’anxiété liée à la crise écologique et à l’incertitude sur ce que va devenir notre société », analyse Dominique Plihon, professeur émérite à l’université Sorbonne-Paris Nord, et membre du conseil scientifique d’Attac.

Les mêmes facteurs pèsent sur toute l’Europe, où le taux d’épargne est supérieur à 15 % – soit un total de 35 000 milliards d’euros, quand il est sous la barre des 4 % aux États-Unis, Pour rediriger ce pactole vers le marché financier, des premières initiatives ont déjà vu le jour.

Dernière en date, le lancement, en juin 2025, du label Finance Europe. Objectif, selon Éric Lombard, le ministre de l’Économie, « inciter les épargnants à placer (leur argent) sur des produits finançant les entreprises européennes ». L’Union européenne tente également d’unifier son marché et d’alléger les règles de prudence qui pèsent sur les investisseurs pour entrer en concurrence avec le marché des capitaux américain.

« L’Europe a essayé d’aller vers le zéro risque, mais ce n’est pas une bonne idée. Sinon, vous avez zéro rendement », expliquait fin juin, dans Le Monde, Maria Albuquerque, commissaire européenne aux services financiers. Mais détourner de l’épargne de précaution peut s’avérer politiquement risqué. Le gouvernement français en a fait l’amère expérience en mars dernier. L’annonce de son intention de « mobiliser l’épargne privée » pour « financer notre effort de défense qui va s’accroître », a suscité une telle protestation que le premier ministre a été contraint de faire marche arrière et de promettre aux Français qu’ils « feront ce qu’ils veulent avec leur épargne ».

Canaliser l’épargne vers la finance est-elle la bonne façon de financer l’économie ? L’idée même fait sourire Jezabel Couppey-Soubeyran, économiste à l‘université Paris I Panthéon-Sorbonne et conseillère à l’Institut Veblen.

« Dire qu’on veut réorienter l’épargne, c’est faire l’hypothèse que les épargnants ont la main dessus. Mais l’épargne est en grande majorité intermédiée et fongible. Ce sont les intermédiaires – les banques, les sociétés d’investissement –, qui décident de leurs stratégies de placements. Si on veut vraiment mobiliser l’épargne, c’est sur ces acteurs qu’il faut peser, pas sur les épargnants. »

Quant à l’efficacité des marchés à orienter l’argent vers des investissements de long terme et parfois risqués, elle est plus que douteuse. « Je suis catégorique. Le système financier tel qu’il fonctionne est incapable de mobiliser l’épargne surabondante pour financer les priorités qui sont avant tout sociales et écologiques », tranche Dominique Plihon.

Il rappelle au contraire que depuis une vingtaine d’années, la financiarisation de l’économie a plutôt conduit les investisseurs institutionnels comme les banques et les assurances à chercher un profit élevé et rapide qu’à prendre le risque d’investir dans des secteurs innovants.

Cette logique court-termiste explique aussi en partie la préférence des investisseurs pour des marchés américains aux rendements élevés, mais aussi de la très bonne tenue des investissements dans des projets carbone, malgré les dangers qu’ils représentent à long terme.

Autre signe que le marché n’est pas la solution ad hoc, « aujourd’hui la majeure partie des opérations financières se font sur les marchés secondaires qui ne contribuent pas directement au financement de l’économie mais à l’hyper liquidité des marchés et à leur expansion, donc à une sphère financière qui tourne en boucle sur elle-même », explique Jezabel Couppey-Soubeyran.

Autrement dit, il s’agit surtout de revente d’actions et d’obligations déjà émises, mais très peu de nouvelles émissions ou d’introductions en Bourse qui, elles, sont de la création de capital pour des nouvelles entreprises et se font sur un marché primaire qui, lui, est atone.

Loin de financer la recherche et l’investissement, le marché se nourrit d’abord lui-même, comme le montre le succès croissant du rachat d’actions par les entreprises.

Cette pratique destinée à faire monter le cours en bourse, atteint cette année un niveau record : à elles seules, les 26 plus grandes banques européennes vont racheter, selon l’agence Bloomberg, pour 46 milliards d’euros de leurs propres actions, soit une hausse d’environ 30 % par rapport à 2023.

Cette inefficacité du marché des capitaux à répondre aux besoins n’altère cependant pas l’enthousiasme des libéraux. Remobiliser l’épargne n’est pour eux qu’une étape vers le but ultime : mettre en place la retraite par capitalisation, seul moyen d’obtenir un apport massif de capitaux sur les marchés.

Dans le camp macroniste, on ne craint pas d’afficher clairement cet objectif : « Nous n’avons pas suffisamment de capitaux longs et donc pas accès au même niveau de financement (que les États-Unis), analyse le programme de Renaissance, publié le 21 juillet.

Ces capitaux longs, ce sont en grande partie les fonds de pension qui les alimentent et en la matière, la différence est sans appel : ce sont quelques centaines de milliards d’euros en France, 6 000 milliards en Europe, à comparer aux plus de 42 000 milliards d’euros aux États-Unis ! Il faut que nous complétions notre système par répartition via une couche de retraites par investissement. » Aux yeux du parti présidentiel, la réforme de l’âge légal du départ à la retraite à 64 ans n’était sans doute qu’une première étape.

 

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