Nauséeux
« Quand les hommes ne peuvent changer les choses,
ils changent les mots », disait Jean Jaurès. Depuis la sévère condamnation de
Fifille-la-voilà, vous la voyez monter, monter, plus que jamais, la
petite musique anti-juges, folle machine médiatico-politique lancée à plein
régime – sans savoir très bien où elle s’arrêtera. On entend parler de « système »,
d’« oligarchie », de « juges rouges ».
Bardella-le-voilà (sur CNews bien sûr) a même évoqué des « juges
tyrans », une « décision partisane, brutale, injuste et
antidémocratique », non sans appeler à une « mobilisation
populaire » puisque « la démocratie française »
serait ainsi « exécutée ».
N’en jetez plus ! Un tourbillon de paroles dépourvues de sens, dont le seul but consiste à noyer la vérité des faits et du réquisitoire des juges dans un océan de déclarations scabreuses. Cette logorrhée qui s’abat sur la justice n’arrive évidemment pas dans un ciel dégagé, diffusant un discours nauséeux néo-trumpien à la sauce Rassemblement national. Ce n’est plus un bruit de fond, mais les grandes orgues d’une visée autoritaire qui s’impose dans nos démocraties, et mine notre République.
Relais
Jugement
exceptionnel dans une affaire exceptionnelle, à l’égard d’une justiciable
exceptionnelle : telle est la réalité, qu’elle plaise ou non. D’ailleurs,
tout était réuni pour que le jugement rendu par le tribunal correctionnel de
Paris dans cette affaire de détournement de fonds publics, pour laquelle la
cheffe du RN joua un rôle de donneuse d’ordres, fasse figure d’exception. Pas
une « justiciable comme les autres », Fifille-la-voilà ?
Certes, tout le
monde ne concourt pas à l’élection présidentielle, en se qualifiant deux fois
au second tour, en étant actuellement placé en tête des sondages de la
prochaine échéance. Et pourtant : cette condamnation relève de la plus
stricte application du droit commun (justement), sans aucun déni de
démocratie ni « gouvernement des juges ». On pourrait rigoler
et se moquer de l’ire de ceux qui se présentent en défenseurs acharnés d’une
justice intraitable, sauf lorsqu’elle s’applique à eux. Mais l’heure n’est pas
à la plaisanterie.
En jetant en
pâture une justice supposément « politique », en exposant à la
vindicte le nom et le visage de la magistrate Bénédicte de Perthuis – dont le
domicile a été placé sous protection policière –, le RN, ses caciques, une
partie de ses militants et de ses relais médiatiques opposent volontairement la
justice à la démocratie.
Ampleur
Attention
danger. Qu’est-ce qu’une justice populaire, sinon celle rendue au nom du
peuple, dans le cadre des lois votée par la représentation nationale ?
Cette semaine, Jean-Philippe Derosier, professeur de droit public,
expliquait : « En soutenant qu’il reviendrait au peuple, et au
seul peuple, de décider du sort de la cheffe du RN, on argumente en faveur
d’une justice populaire, partiale et partisane. Serait-ce au peuple de juger
tous les prévenus ? Serait-ce au peuple de décider si Untel est un
violeur, si Untel est un meurtrier ou si Untel doit être acquitté ? »
Bref,
sommes-nous toujours désireux d’une justice indépendante, objective et
impartiale, l’inverse d’un « gouvernement des juges » voire,
pire encore, d’un « gouvernement sans juge » ? Soyons
réalistes. Alors que les extrêmes droites au pouvoir harcèlent ouvertement la
justice, comme en Hongrie et en Italie, que Donald Trump livre une guerre sans
merci aux juges américains, et qu’en Israël Benyamin Netanyahou cherche à
destituer la plus haute représentante du parquet, la contestation de la justice
prend partout de l’ampleur.
Ne haussons pas
les épaules, en nous disant que ces attaques ne se distinguent guère de celles
que subissent les autres institutions. Ce serait méconnaître le rôle de vigie
qu’exerce notre ordre judiciaire. Contester le bien-fondé du travail des juges
au nom de la souveraineté populaire consiste à saper la séparation des
pouvoirs, l’un des piliers de notre démocratie. À terme, prétendre que
l’élection prime sur toute autre légitimité, ne serait-ce pas favoriser la loi
du plus fort – en se débarrassant des gardiens de l’État de droit ?
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