Pourquoi la
gouvernance sert-elle de label à toutes les effervescences d’aujourd’hui ?
La crise financière et monétaire fait rêver d’une nécessaire gouvernance des
marchés. De nouveaux instruments de gouvernance sont invoqués à tous
les sommets mondiaux, même dans les enceintes du FMI et de l’OCDE. Par
ailleurs, sur un registre très différent, l’appel à une gouvernance plus
démocratique résonne tout aussi fort. Car la crise financière est devenue
une crise sociale et politique. Des altermondialistes s’enflamment contre les
bourses et ils veulent expérimenter une gouvernance « participative »
avec des délibérations à la base.
Pour démêler
ces usages ambigus, il faut revenir sur les incertitudes de la fin des années
90. Fin de la guerre froide, remise en cause des États nations, nouveaux flux
financiers internationaux. En contrepoint, va naître l’idée de gouvernance.
Dans divers mondes, l’entreprise, l’administration, les associations, on
recourt désormais à ce terme si « sympathique », en l’associant à des
objectifs nouveaux de coopération, de coordination, de coproduction…Tout cela
pour, d’un côté, plus de démocratie et, de l’autre plus de management. Mais
est-ce compatible ?
La gouvernance
apparaît comme un Janus aux deux faces contradictoires. D’une part, une gestion
normative qui prescrit ; de l’autre l’ouverture démocratique qui fait
rêver. C’est le grand écart. Du coup, la gouvernance ne serait-elle qu’une
incantation, voire une manipulation ? Ce terme « caressant » de
gouvernance en effet adoucit et euphémise celui de gouvernement, il
suggère une approche moins autoritaire, plus négociée. Dans le même temps, il
appelle à la vigilance sur les enjeux de la gouvernance, à un approfondissement
des contextes, à une mise à distance critique. Au milieu des engouements
modernistes et des usages quasi aveugles de ce vocabulaire de l’action, il
convient de rester lucide. Vingt ans, après le début de la circulation de cette
notion, on commence à mieux voir ce que recouvre l’idée de gouvernance. Son
appel à la flexibilité, c’est surtout la sous-traitance au privé. Son souci
d’efficacité, c’est la mise en concurrence comptable. Oui, mais n’est-ce que
cela ? À une certaine conférence Rio+20, on réclamait « une nouvelle
gouvernance du développement durable », qui serait nourrie par une forte
participation des citoyens. Il y a quelques années, on célébrait une
gouvernance de troisième voie, entre capitalisme et socialisme. Et
est-ce seulement une gouvernance de l’austérité dans le cadre du traité
européen de stabilité ?
Comment peut-on
critiquer quelque chose d’aussi légitime que l’efficacité, objecte-t-on ! Tout
dépend de la définition…Dans le monde de la gouvernance, tout montre qu’il
s’agit d’une quête d’efficience, qui renvoie au « résultat » chiffré,
indexé sur un coût financier. Les principes politiques s’effacent ainsi
derrière la gestion comptable. Avec la gouvernance, c’est à une
prospective de l’action publique que nous sommes en définitive conduits.
Irons-nous vers une sorte de « post démocratie », où la délibération
parlementaire s’effacera derrière une gouvernance gestionnaire sans
politique ? Avec un recul qu’offre le temps beaucoup d’analyses sont
désormais moins naïves qu’il y a une dizaine d’années. Mais pourquoi la
gouvernance reste-t-elle pour beaucoup un si judicieux mot valise ?
La gouvernance
cherche aujourd’hui à combler le vide qu’a produit la fin des grands récits
politiques des XIXème et XXème siècles, libéralisme, capitalisme, socialisme et
communisme. Cela reste pourtant un projet au petit pied, car pour masquer les
contradictions qui la traversent, la gouvernance ne peut mettre en avant qu’un
assemblage de compromis fragmentés et de micro-consensus, sans volonté
d’ensemble. Si elle n’ose plus désigner une rupture radicale avec l’idée
de gouvernement, la gouvernance habille un vaste ensemble de coopérations,
supposées plus flexibles et moins pyramidales qu’autrefois. Mais cela
n’explique rien, tant qu’on n’analyse pas le double visage, libéral normatif et
social, participatif, de la gouvernance moderne. Il convient de prendre la
mesure de l’écho global de l’idée de gouvernance, que ce soit dans les pays
riches ou pauvres, démocratiques ou bien autoritaires. Pourquoi donc un tel
succès ?
Cet engouement
laisse voir qu’au-delà d’une grande dispersion dans les orientations, les
préceptes de gouvernance sont marqués par deux orientations qui se
contredisent, la participation citoyenne égalitaire et la concurrence de
marché. C’est une ambiguïté qui fait paradoxalement le succès de la
gouvernance. Par-delà les brouillages actuels, on peut juger de l’avenir de
cette pâle utopie du XXIème siècle, où les débats sur la volonté politique sont
censés s’effacer derrière des optimisations comptables.
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