Une disposition des ordonnances prises en
2017 offre sur un plateau un outil juridique aux grandes entreprises qui
veulent fermer des sites sans avoir de justification économique. Des
avocats alertent sur un risque de casse sociale.
Il y a bien des années, Fabrice Lelièvre s’est
fait une de ces promesses à laquelle on ne déroge
pas facilement : toujours payer rubis sur l’ongle, quelles que soient
les tempêtes de l’existence, ses deux pensions alimentaires. « Ma plus
grande a 17 ans, la petite 12, raconte-t-il. Depuis le début, je me
suis imposé que je ne raterai jamais une pension alimentaire :
ça me semble normal, quand on fait des enfants, d’assumer jusqu’au
bout…»
Mais, pour la première fois de sa vie, le
quarantenaire voit arriver avec angoisse le moment où il n’y arrivera
plus. Depuis fin juin, le délégué syndical Sud du groupe Hamelin, qui fabrique
notamment les fameux agendas Oxford, se retrouve sans salaire.
Sa fiche de paie est tombée à zéro euro depuis que son
employeur, qui se déclare sans le sou et cherche à faire
liquider la société, a cessé de le payer, lui et 55 de ses
collègues. « Pour le moment, je peux compter sur ma famille et une
propriétaire compréhensive, qui m’assure que je pourrai payer mes 580 euros de
loyer quand je pourrai, souffle le syndicaliste. Mais mes parents n’auront
pas les moyens de me soutenir éternellement… »
Cette situation aberrante trouve son origine dans la
stratégie du groupe Hamelin, leader européen de la fabrication des fournitures
scolaires et de bureau. Ce géant français employant 3 000 salariés dans une
vingtaine de pays et revendiquant 600 millions d’euros de chiffre d’affaires, a
racheté l’entreprise Lecas, dans laquelle travaille Fabrice, au début des
années 1990.
Le site est situé à Nersac,
en Charente. En 2021, Lecas a été filialisé par le
groupe, c’est-à-dire qu’il est devenu unité de production autonome. En
pratique cependant, son destin est intimement lié à celui d’Hamelin. La
société Lecas Industries n’est pas propriétaire de ses locaux,
qu’elle loue au groupe pour plus de 600 000 euros par an.
Elle n’a
pas d’autres gros clients en dehors de la maison mère.
Par ailleurs, Hamelin la ponctionne de sommes rondelettes : en 2023, d’après
les chiffres que nous avons consultés, 178 000 euros ont été remontés sous
forme de dividendes (après 330 000 euros en 2022) et environ 500 000 euros en
prestations de services et honoraires (après 480 000 euros en 2022).
Les salariés accusent le groupe d’avoir essoré
une filiale jugée insuffisamment rentable, pour mieux justifier sa fermeture.
Une politique de la caisse vide, en somme. En octobre
2024, la direction annonce la prochaine cessation d’activité et la
fermeture du site. Stupeur chez les salariés. Et début d’une bagarre
pour obtenir un PSE digne de ce nom, que le groupe s’engage à financer, aux
dires des représentants syndicaux.
Nouveau rebondissement en juin 2025 : Hamelin
décide de placer l’usine en liquidation judiciaire. À la barre du tribunal de
commerce, le dirigeant
du groupe explique que Lecas Industries n’a
plus que 65 000 euros en caisse, ce qui est largement insuffisant
pour payer les licenciements, comme les 800 000 euros nécessaires à la
revitalisation du site… Et les salaires. Sans rentrer dans le détail,
il assure que l’activité n’est plus rentable, en raison notamment de la
concurrence de l’Europe de l’Est 1.
« En clair, un groupe réalisant 600
millions d’euros de chiffre d’affaires veut faire financer son PSE par la
collectivité, enrage Fabrice Lelièvre. Ils espèrent que ce
seront les AGS (régime de garantie des salaires) qui paieront les licenciements…On
sait très bien que le groupe a largement de quoi mettre 2
millions d’euros sur la table pour financer le plan social
! Hamelin a récemment dépensé 136 millions d’euros pour
racheter Pelikan (un gros fabricant de stylos allemand – NDLR). »
L’avocat des salariés, Ralph Blindauer,
remet les choses en perspective. « La direction d’Hamelin a décidé
de produire ses agendas Oxford en Roumanie, assure-t-il. C’est donc
bien un transfert, même si le groupe invoque une “cessation” d’activité. »
Les mots ont un sens, pour cet avocat qui ferraille contre les multinationales
depuis 30 ans. « La cessation d’activité est en passe de devenir la
nouvelle tarte à la crème des grands groupes, martèle-t-il. C’est
un motif qui dispense le patronat de toute justification
économique. Il devient très facile de fermer un site. »
L’avocat assure qu’en quelques mois, il en est déjà à
son troisième cas de cessation d’activité : à chaque fois, il s’agit de groupes
qui ferment une usine en utilisant ce motif, mais qui le plus souvent
continuent à faire fabriquer ailleurs la production.
C’est le cas de la multinationale suédoise Tetra Pak,
qui a fermé son site de Longvic (Côte d’Or), supprimant 207 postes. « C’est
un cas d’école, soupire Claude Rollandet, de la CGT Tetra Pak. Cette
cessation d’activité n’est qu’un transfert : pour optimiser le taux
d’occupation des machines et réaliser plus de bénéfices, ils vont faire
produire leurs emballages pour liquide alimentaire dans des pays comme la
Serbie, la Croatie ou l’Espagne. »
Ce sont les ordonnances Macron de 2017
qui ont entériné dans l’article L1233-3 du Code du travail la
cessation d’activité comme motif de licenciement économique, au même titre que
les « difficultés économiques », les « mutations technologiques » et la «
sauvegarde de la compétitivité ». Objectif à peine masqué du pouvoir macroniste
: dérouler le tapis rouge aux grands groupes qui pourraient rechigner à investir
en France sous prétexte d’un Code du travail trop protecteur.
« La cessation d’activité faisait
partie de la jurisprudence jusqu’en 2017, où elle a été consacrée par les
ordonnances Macron, récapitule Judith Krivine, présidente du Syndicat
des avocats de France (SAF). En principe, il faut vraiment arrêter
l’activité, mais il n’y a rien d’étonnant à ce que certains groupes en
profitent pour délocaliser leur production ailleurs. »
« Cela fait trente ans que les
grands groupes se débarrassent des sites dont ils ne veulent plus à moindre
frais, mais la cessation d’activité leur offre une facilité
supplémentaire, complète David Verdier, avocat en droit du
travail. C’est une véritable aubaine pour les multinationales. »
Le procédé consiste à assécher une filiale en jouant
par exemple sur les achats inter-groupes : le groupe va acheter ses fournitures
à sa filiale à des prix beaucoup trop bas, ce qui la place dans une situation
de difficultés permanentes. « Au passage, cela permet de s’exonérer du
versement de l’intéressement et de la participation,
obligatoires uniquement en cas de bénéfices, glisse David
Verdier. Puis, lorsque la filiale est ainsi fragilisée, c’est un peu comme
si le groupe n’avait plus qu’à appuyer sur le bouton rouge pour fermer le
site, si cela lui semble opportun. »
Une fois la filiale exsangue, il suffit de la
déclarer en cessation de paiement afin qu’elle soit placée en liquidation
judiciaire. Le tribunal de commerce autorisera alors le licenciement des
salariés et la fermeture de la boutique. « Le motif de cessation
d’activité est autonome, ce qui signifie que le groupe n’a même pas à arguer de
difficultés économiques, précise David Verdier. Et ce n’est pas
tout : les salariés licenciés dans le cas des cessations d’activité
ne peuvent pas contester le motif économique de leurs
licenciements devant les prudhommes. En effet, la seule ouverture laissée
aux salariés et à leurs avocats, c’est de prouver qu’il y a eu une faute
de gestion. En outre, en matière de co emploi (salariés sous la subordination
de plusieurs employeurs), les juges exigent maintenant que les salariés
démontrent une intervention directe et concrète du groupe dans la gestion de sa filiale,
c’est qui est très compliqué. En pratique, c’est quasiment impossible
car les informations sont confidentielles et jamais divulgués en dehors des
équipes dirigeantes. »
En résumé, la cessation d’activité permet à un groupe
de liquider une filiale sans avoir à apporter de justification économique
détaillée, tout en limitant considérablement les risques de
contentieux en aval. Que demande le peuple… « Il faut absolument mettre
en place des mécanismes pour éviter les abus, conclut Ralph Blindauer. Sinon,
les grands groupes vont se ruer dans la brèche. »
1.
La direction d’Hamelin n’a pas souhaité répondre à nos
questions ↩︎
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