mardi 5 août 2025

« Comment les multinationales utilisent la cessation d'activité pour liquider leurs usines sans motif économique » (Cyprien Bozanda)

 


Une disposition des ordonnances prises en 2017 offre sur un plateau un outil juridique aux grandes entreprises qui veulent fermer des sites sans avoir de justification économique. Des avocats alertent sur un risque de casse sociale.    

Il y a bien des années, Fabrice Lelièvre s’est fait une de ces promesses à laquelle on ne déroge pas facilement : toujours payer rubis sur l’ongle, quelles que soient les tempêtes de l’existence, ses deux pensions alimentaires. « Ma plus grande a 17 ans, la petite 12, raconte-t-il. Depuis le début, je me suis imposé que je ne raterai jamais une pension alimentaire : ça me semble normal, quand on fait des enfants, d’assumer jusqu’au bout…»

Mais, pour la première fois de sa vie, le quarantenaire voit arriver avec angoisse le moment où il n’y arrivera plus. Depuis fin juin, le délégué syndical Sud du groupe Hamelin, qui fabrique notamment les fameux agendas Oxford, se retrouve sans salaire.

Sa fiche de paie est tombée à zéro euro depuis que son employeur, qui se déclare sans le sou et cherche à faire liquider la société, a cessé de le payer, lui et 55 de ses collègues. « Pour le moment, je peux compter sur ma famille et une propriétaire compréhensive, qui m’assure que je pourrai payer mes 580 euros de loyer quand je pourrai, souffle le syndicaliste. Mais mes parents n’auront pas les moyens de me soutenir éternellement… »  

Cette situation aberrante trouve son origine dans la stratégie du groupe Hamelin, leader européen de la fabrication des fournitures scolaires et de bureau. Ce géant français employant 3 000 salariés dans une vingtaine de pays et revendiquant 600 millions d’euros de chiffre d’affaires, a racheté l’entreprise Lecas, dans laquelle travaille Fabrice, au début des années 1990.

Le site est situé à Nersac, en Charente. En 2021, Lecas a été filialisé par le groupe, c’est-à-dire qu’il est devenu unité de production autonome. En pratique cependant, son destin est intimement lié à celui d’Hamelin. La société Lecas Industries n’est pas propriétaire de ses locaux, qu’elle loue au groupe pour plus de 600 000 euros par an.

Elle n’a pas d’autres gros clients en dehors de la maison mère. Par ailleurs, Hamelin la ponctionne de sommes rondelettes : en 2023, d’après les chiffres que nous avons consultés, 178 000 euros ont été remontés sous forme de dividendes (après 330 000 euros en 2022) et environ 500 000 euros en prestations de services et honoraires (après 480 000 euros en 2022).

Les salariés accusent le groupe d’avoir essoré une filiale jugée insuffisamment rentable, pour mieux justifier sa fermeture. Une politique de la caisse vide, en somme. En octobre 2024, la direction annonce la prochaine cessation d’activité et la fermeture du site. Stupeur chez les salariés. Et début d’une bagarre pour obtenir un PSE digne de ce nom, que le groupe s’engage à financer, aux dires des représentants syndicaux.  

Nouveau rebondissement en juin 2025 : Hamelin décide de placer l’usine en liquidation judiciaire. À la barre du tribunal de commerce, le dirigeant du groupe explique que Lecas Industries n’a plus que 65 000 euros en caisse, ce qui est largement insuffisant pour payer les licenciements, comme les 800 000 euros nécessaires à la revitalisation du site… Et les salaires. Sans rentrer dans le détail, il assure que l’activité n’est plus rentable, en raison notamment de la concurrence de l’Europe de l’Est 1.

« En clair, un groupe réalisant 600 millions d’euros de chiffre d’affaires veut faire financer son PSE par la collectivité, enrage Fabrice Lelièvre. Ils espèrent que ce seront les AGS (régime de garantie des salaires) qui paieront les licenciements…On sait très bien que le groupe a largement de quoi mettre 2 millions d’euros sur la table pour financer le plan social ! Hamelin a récemment dépensé 136 millions d’euros pour racheter Pelikan (un gros fabricant de stylos allemand – NDLR). »   

L’avocat des salariés, Ralph Blindauer, remet les choses en perspective. « La direction d’Hamelin a décidé de produire ses agendas Oxford en Roumanie, assure-t-il. C’est donc bien un transfert, même si le groupe invoque une “cessation” d’activité. » Les mots ont un sens, pour cet avocat qui ferraille contre les multinationales depuis 30 ans. « La cessation d’activité est en passe de devenir la nouvelle tarte à la crème des grands groupes, martèle-t-il. C’est un motif qui dispense le patronat de toute justification économique. Il devient très facile de fermer un site. »  

L’avocat assure qu’en quelques mois, il en est déjà à son troisième cas de cessation d’activité : à chaque fois, il s’agit de groupes qui ferment une usine en utilisant ce motif, mais qui le plus souvent continuent à faire fabriquer ailleurs la production.

C’est le cas de la multinationale suédoise Tetra Pak, qui a fermé son site de Longvic (Côte d’Or), supprimant 207 postes. « C’est un cas d’école, soupire Claude Rollandet, de la CGT Tetra Pak. Cette cessation d’activité n’est qu’un transfert : pour optimiser le taux d’occupation des machines et réaliser plus de bénéfices, ils vont faire produire leurs emballages pour liquide alimentaire dans des pays comme la Serbie, la Croatie ou l’Espagne. » 

Ce sont les ordonnances Macron de 2017 qui ont entériné dans l’article L1233-3 du Code du travail la cessation d’activité comme motif de licenciement économique, au même titre que les « difficultés économiques », les « mutations technologiques » et la « sauvegarde de la compétitivité ». Objectif à peine masqué du pouvoir macroniste : dérouler le tapis rouge aux grands groupes qui pourraient rechigner à investir en France sous prétexte d’un Code du travail trop protecteur.  

« La cessation d’activité faisait partie de la jurisprudence jusqu’en 2017, où elle a été consacrée par les ordonnances Macron, récapitule Judith Krivine, présidente du Syndicat des avocats de France (SAF). En principe, il faut vraiment arrêter l’activité, mais il n’y a rien d’étonnant à ce que certains groupes en profitent pour délocaliser leur production ailleurs. »

« Cela fait trente ans que les grands groupes se débarrassent des sites dont ils ne veulent plus à moindre frais, mais la cessation d’activité leur offre une facilité supplémentaire, complète David Verdier, avocat en droit du travail. C’est une véritable aubaine pour les multinationales. » 

Le procédé consiste à assécher une filiale en jouant par exemple sur les achats inter-groupes : le groupe va acheter ses fournitures à sa filiale à des prix beaucoup trop bas, ce qui la place dans une situation de difficultés permanentes. « Au passage, cela permet de s’exonérer du versement de l’intéressement et de la participation, obligatoires uniquement en cas de bénéfices, glisse David Verdier. Puis, lorsque la filiale est ainsi fragilisée, c’est un peu comme si le groupe n’avait plus qu’à appuyer sur le bouton rouge pour fermer le site, si cela lui semble opportun. »  

Une fois la filiale exsangue, il suffit de la déclarer en cessation de paiement afin qu’elle soit placée en liquidation judiciaire. Le tribunal de commerce autorisera alors le licenciement des salariés et la fermeture de la boutique. « Le motif de cessation d’activité est autonome, ce qui signifie que le groupe n’a même pas à arguer de difficultés économiques, précise David Verdier. Et ce n’est pas tout : les salariés licenciés dans le cas des cessations d’activité ne peuvent pas contester le motif économique de leurs licenciements devant les prudhommes. En effet, la seule ouverture laissée aux salariés et à leurs avocats, c’est de prouver qu’il y a eu une faute de gestion. En outre, en matière de co emploi (salariés sous la subordination de plusieurs employeurs), les juges exigent maintenant que les salariés démontrent une intervention directe et concrète du groupe dans la gestion de sa filiale, c’est qui est très compliqué. En pratique, c’est quasiment impossible car les informations sont confidentielles et jamais divulgués en dehors des équipes dirigeantes. »  

En résumé, la cessation d’activité permet à un groupe de liquider une filiale sans avoir à apporter de justification économique détaillée, tout en limitant considérablement les risques de contentieux en aval. Que demande le peuple… « Il faut absolument mettre en place des mécanismes pour éviter les abus, conclut Ralph Blindauer. Sinon, les grands groupes vont se ruer dans la brèche. » 

1.     La direction d’Hamelin n’a pas souhaité répondre à nos questions

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