Deux ombres se dessinent sous la lumière. Le long d’un
sentier de cailloux, la tête baissée, j’ai le bras tendu, main dans la main
avec ce petit homme au regard triste. Ce chemin de terre sèche mène à cette
maison perdue dans laquelle, nous avons vécu, quelques années avec ma petite
sœur.
Octobre 1944 est encore lisible au dos de la
photographie. Quand je la retourne, je vois mon grand-père paternel et moi. Lui
à la fin de sa vie. Moi, au début de la mienne. En 1944, il y a 81 ans. J’ai,
un peu plus de cinq ans.
La lumière qui éclaire la photographie dessine une fin
de journée d’automne, au sortir de la guerre. Une belle après-midi aux couleurs
chaudes. Le grand-père qui était venu nous voir exceptionnellement, sans doute
nous avait-il proposé, une balade. Non loin de l’objectif, j’imagine maman qui
rattrape Liliane, mon aînée de deux ans.
De ce petit-être qu’il retient du bout des doigts, je
ne vois qu’un gamin maigrichon, affublé d’un short à bretelles, avec une
chemise à carreaux, délavée, avec un col hirondelle (en pointe). De grosses
chaussettes de laines portées dans des galoches, et un béret bien accroché sur
la tête. Quelques mèches blondes s’en échappent. Sans oublier la grande écharpe
qui fait trois fois le tour de mon cou. Grand-père tient ma petite main qui a
disparu sous la sienne. On ne peut que la deviner.
Lui, est tout en couleur sombre. De son manteau kaki à
ses chaussures noires. Sa casquette grise ombrageant à moitié ses yeux plissés.
Sous le manteau, on aperçoit une écharpe, tout aussi sombre que sa tenue. Il
n’a pas encore de canne, elle viendra sous peu…
Comme tous les hommes de ma famille, il n’est pas très
grand. Une taille moyenne, aurait - on dit en ces temps. Comme mon père, que je
n’ai pas connu, mais dont on aimait me rappeler le souvenir, il est très mince
et très fier. Son regard grave est baissé. Il contemple le chemin sinueux, si
attentif, trop attentif à notre marche, comme s’il voulait coordonner, le mieux
possible mes pas hésitants, à la cadence des siens. Il a sa main droite dans la
poche. Le poing gauche, qui me retient, qui me guide, porte une alliance au
majeur.
Ses yeux plissés par la lumière et la vieillesse
fixent les cailloux amoncelés sur notre chemin. Je m’attarde sur ce triste
regard, inconsolable, que rien ne peut amoindrir.
Dans cette photographie, je tente de me représenter
l’homme qu’on m’a toujours décrit, tout en prestance. J’essaye de faire
correspondre son physique de jeune premier sur des clichés antérieurs à cet
homme qui marche, le regard vague et perdu, le visage crispé. Sur ces clichés,
bien trop vieillis, je les revois, tous les deux, assis dans leur modeste
demeure. Lui enfoncé dans un fauteuil, fumant sa pipe, elle toujours à ses
côtés, en train de lire, un demi-sourire sur son visage.
Mais cette image est maintenant balayée par cette photographie où nous marchons, tous les deux. Par cette photographie, où, malgré ma présence, une grande solitude emplit l’air. Si je suis là, à ses côtés, il est déjà seul.
Son regard fixe sur un ailleurs dont je ne ferai
jamais partie. Peut-être parce que je suis trop petit et lui trop vieux. Il n’y
a aucun égoïsme dans ce regard fuyant. L’affection est là, profonde, mais elle
ne suffit plus.
L’enfant qui se dessine sur le papier, éclairé par
cette lumière de fin d’après-midi, ne comprend pas encore ce mutisme des
grands, réponse à la douleur de l’absence. Ce visage émacié er ridé, encore
beau, porte en lui toute une histoire. Dans ses yeux perdus je retrouve le
récit de toute une vie : les belles années passées, la guerre, la mort de son
fils, mon père, leur petite maison, puis la solitude…
Il avait survécu à tout, sauf à son fils.
Il le rejoindra deux années plus tard.
Je n’ai aucun souvenir de cette marche. J’aurais aimé
vouloir avoir la force de retenir cet instant dans ma mémoire, avant qu’il ne
s’effile. Cette journée chatoyante a cependant survécu à nos deux mémoires.
Juste le temps d’une prise de vue dans l’angle d’un Kodak.
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