Nous savons qu’elle est précieuse, qu’elle manque à beaucoup
d’êtres humains aujourd’hui de par le monde, mais nous avons oublié aussi
qu’elle manquait à nos grands-parents, contraints d’aller la chercher au puits
ou à la fontaine. J’y suis allé à la fontaine, il y a déjà très longtemps.
C’était dans la rue voisine à celle où je suis né, dans la baraque en bois, au
37, rue des groseilliers à Montreuil. J’entends encore le souffle de ma
grand-mère près de moi. Je me souviens des précautions qu’elle prenait pour ne
pas renverser la moindre goutte. Je me souviens aussi de ce puits, au beau
milieu de la cour. Il nous servait à mettre au frais le beurre, le lait. Le
tout placé dans un panier à salade attaché à une corde. Et puis les sources.
J’en connais une. C’était dans l’Ardèche, à Lussas. On y accédait par un long
chemin empierré qui semblait mener nulle part. Un kilomètre en aval, pourtant,
un vieux moulin dressait ses bâtiments sur le bief du ruisseau. Au détour du
chemin, la source apparaissait. Des galets blanchâtres soulignaient la
splendeur de cette eau. Elle n’est ni bleue, ni verte, c’est une eau de
cristal, d’une extrême fraîcheur, qui laisse sur le visage la sensation d’un
vent de neige. Une sensation qui dure, qui porte au frisson. Le ruisseau,
l’Ozon, tout proche, clair, sauvage, à l’eau si froide qu’elle paralyse les
mains et les jambes. Il était peuplé de truites que je traquais sans répit,
mais pas toujours avec succès. Il ne se taisait jamais : chuchotant, murmurant,
cascadant sur les pierres, leur chanson nous accompagnait tout au long des
journées. Les grandes rivières, contrairement aux ruisseaux sont solitaires,
farouches et ne se rendent qu’à la mer. Elles dévalent des montagnes avec la
vigueur d’une folle jeunesse, puis elles s’apaisent dans les plaines,
deviennent adultes en s’élargissant, ralentissent, vieillissent, jusqu’à se
fondre dans la mer. Leurs eaux sont claires puis bleues, puis vertes, puis
grises. On ne peut pas les retenir comme on le fait avec les ruisseaux. Les
rivières n’appartiennent à personne. Leurs eaux non plus. Entre montagne et
mer, elles irriguent la terre comme le réseau sanguin notre corps.
samedi 3 juin 2023
Nouvelle : « Le premier des biens »
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