Dès le début de 1914, certains s’inquiétaient des
bruits de guerre. La plupart ne voulaient pas y croire. Le 28 juin 1914,
l’archiduc François Ferdinand et son épouse furent assassinés à Sarajevo. Mais
leur mort n’eut pas de grandes répercussions sur ce coin du bas Quercy. Un
homme mourait en Serbie, mais pour la famille Laurent, ses voisins, la
préoccupation essentielle venait du ciel : en ce mois de juin, les orages
précoces s’étaient succédé pendant une quinzaine, gâtant les foins, les
empêchant de bien sécher. Et chacun priait le ciel – ou l’injuriait selon ses
croyances – pour que le soleil et la chaleur soient au rendez-vous des
moissons. Personne au village n’aurait pu dire où se trouvaient les Balkans,
sauf la maître d’école, et peut-être le curé, à qui personne d’ailleurs ne le
demandait. Quelques hommes portés par la politique, membres d’un parti ou
ouvriers syndiqués en parlaient au café, à la sortie de l’usine, sur le marché
; parfois des querelles violentes s’élevaient entre partisans de la revanche et
pacifistes proches de Jaurès, mais les soucis quotidiens, récoltes, ventes,
semailles chassaient vite ce sujet. En juillet, le ciel fut favorable et
généreux. Aux orages succéda une bonne chaleur, pas de celles qui grillent tout
mais une chaleur honnête qui laisse les matins clairs et les nuits fraîches et
font croire que la nature est une bonne mère. Jamais les blés ne furent si
hauts et les épis aussi grenue que cette année-là. Quelques bonnes averses,
suivies de grand soleil en firent une année de champignons. Les enfants
couraient les bois dès l’aurore et ramenaient des paniers pleins de cèpes noirs
et fermes et de girolles parfumées. À mesure que les nouvelles atteignaient le
village, certains, malgré tout, s’inquiétaient, le temps d’une conversation, à
la fin du repas, à la sortie de l’église, sur un pas de porte. Mais on les
faisait taire bien vite : « La guerre ! Ne parlez pas de malheur que çà
l’attire ! Mais personne n’en veut de la guerre. » Et chacun partait vaquer à
ses occupations. En plein travaux d’été, l’assassinat de Jean Jaurès, presque
un enfant du pays que tous, même ceux qui ne partageaient pas ses idées,
respectaient, perturba les esprits et les conversations. Le 1er août, dans
l’après-midi le père Laurent s’était rendu à Saint - Antonin. Il rentra plus
tôt que prévu, ramenant la nouvelle. Tous les journaux en faisaient leur « Une
» : « L’empereur d’Allemagne décrète l’état de siège » et annonçant aussi la
mobilisation et en gros : « Jaurès assassiné ». En fin d’après-midi le père
Laurent lut les divers articles concernant le député du Tarn et « le lâche et
abominable attentat qui endeuille notre France » à la famille rassemblée que
cousins et voisins avaient rejointe. Il lut aussi les articles sur la
mobilisation générale, appelant à la cessation des querelles et divisions entre
partis et à l’union contre la « barbarie germanique ». Quand il se tut, tous
restèrent silencieux un moment. Le fils aîné des Laurent, qui, jeune ouvrier en
chapellerie, proche des syndicats et de la SFIO admirait Jaurès et lisait
l’Humanité s’indigna : « Ah ! Ils ne se sont pas trompés, les salauds qui l’ont
fait assassiner ! C’était le meilleur de nos dirigeants, intègre, ne se
souciant que des ouvriers et de leurs droits, pas comme ces vendus de radicaux.
Il y a un an encore, il s’était élevé contre le rétablissement du service
militaire à trois ans. Et il se battait contre cette guerre que les
capitalistes nous préparent ! Maintenant tout peut arriver. Je vous avais
avertis que ça irait mal quand ils ont tué l’archiduc, vous ne vouliez pas me
croire. Nous allons à la catastrophe ! » Les « Laurent » étaient aux champs,
quand les cloches se mirent à sonner d’un carillon lent et grave. Té, quelqu’un
est mort, dit l’un. Non, c’est ce n’est pas le glas qui sonne, murmura l’autre,
soudain attentif, c’est le tocsin. Peut-être le feu ? Mais voici qu’un autre
clocher s’y mettait aussi, puis d’autres, encore plus loin. Ravi de toute cette
musique le plus jeune fils Laurent, se mit à frapper dans les mains et sauter
sur place en chantant. « Tais-toi, petit malheureux, dit son père, ce n’est pas
une fête, il se passe quelque chose de très grave. Ah ! Quel malheur, ce qu’on
craignait est arrivé ! vite on rentre ! « C’est la guerre, dit le père Laurent
à son jeune fils. Je vais être mobilisé, ton oncle, ton cousin, et aussi ton
plus grand frère. Nous allons tous partir et très vite ! Tous les hommes depuis
la classe 90 jusqu’à ce jour sont appelés sous les drapeaux, mais ne t’inquiète
pas, nous ne serons pas longs ! On va leur mettre la pâtée aux boches, et
reprendre ce qu’ils nous ont volé. Et nous serons de retour pour les vendanges
».
Après les ordres de mobilisation, les feuilles de
route arrivèrent. On n’avait jamais tant vu le facteur dans les fermes et le
village. Partout il y avait des hommes, jeunes et moins jeunes, parfois
plusieurs dans la famille, qui préparaient leurs paquetages, rassurant les
femmes. Le matin du départ fut des plus tristes. Personne ne put rien avaler au
déjeuner. Sept heures pétantes, Ils partirent. Pour tous le temps de l’attente
commença : le facteur, des nouvelles, de la fin de la guerre surtout. La
première lettre arriva. Le père Laurent parlait de l’accueil chaleureux des
populations des villes traversées. Tout allait bien, le moral était bon, il ne
tarderait pas à revenir. Les années passèrent, avec les vendanges. Le père
Laurent, l’oncle, le cousin et le fils aîné ne reviendront pas, tout comme la
plupart des hommes du village. Quelle connerie la guerre !
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