C’est un « procès-verbal » de l’année 1940. Un texte d’une
petite centaine de pages, écrit durant l’été par l’historien et résistant Marc
Bloch, regardant droit dans les yeux la capitulation des élites françaises face
au nazisme. L’histoire au présent d’une débâcle militaire, d’une défaite
politique, d’une déroute morale. C’est ce grand historien médiéviste,
cofondateur des « Annales », qu’Emmanuel Macron a décidé d’honorer au
Panthéon, moins d’un an après l’entrée de Missak et Mélinée Manouchian.
La famille Bloch, honneur à elle, y a mis des conditions : que « l’extrême
droite, dans toutes ses formes, soit exclue de toute participation à la
cérémonie ». Ce ne fut pas le cas pour le résistant de la MOI,
célébré dans la maison des « grands hommes » devant Marine
Le Pen. Un non-sens, une provocation et une insulte insupportable à
l’histoire. Six mois plus tard, son parti était aux portes du pouvoir.
Notre président « Docteur Jekyll » et « Mister Hyde »
sait très bien ce qu’il fait en rendant hommage à Marc Bloch. On ne cherchera
plus à trouver d’explication rationnelle à cette schizophrénie politique
cynique qui consiste à donner d’une main, symbolique, ce qu’il reprendra au
centuple par son action politique.
« C’est une loi inéluctable de
l’histoire qu’elle défend aux contemporains des grands mouvements qui
déterminent leur époque de les reconnaître dans leurs premiers
commencements », écrivait
Stefan Zweig. « L’Étrange Défaite » de Marc Bloch en serait presque
un démenti tant l’historien décrit avec une lucidité implacable la
responsabilité des élites françaises, Front populaire compris, dans le
dramatique engrenage qui mènera aux pires heures du XXe siècle.
Si cette histoire au présent d’une société qui s’effondre d’elle-même nous
parle tant aujourd’hui, c’est qu’elle nous aide à regarder en face la débâcle
actuelle.
Celle d’une « élite économique » qui a déjà en partie basculé à
l’extrême droite ; une autre, « intellectuelle », qui a dans sa
grande majorité renoncé à se battre. Combien furent-elles, personnalités
populaires du monde du savoir et de la culture, à se mobiliser au printemps
dernier, lorsque le RN grattait à la porte de Matignon ? Trop peu. Une
part de plus en plus grande de nos concitoyens, quand ils n’ont pas déjà
basculé, est en train de s’accommoder à la perspective d’une victoire imminente
de l’extrême droite en France.
L’élection de Trump, les percées nationalistes et néofascistes partout dans
le monde, plutôt que de servir d’avertissement, semblent au contraire attiser
cette braise. Bloch documente comment, en 1940, la débâcle s’explique d’abord
par la démission du pouvoir français, plus que par l’ingéniosité de l’armée
allemande. Aujourd’hui, est-ce l’intelligence du Rassemblement national qui
risque de le porter au pouvoir ou l’échec du « camp républicain », et
ses vingt ans de triangulation sur le terrain de l’extrême droite ?
« La France, enfin, dont certains
conspireraient volontiers à m’expulser aujourd’hui et peut-être (qui
sait ?) y réussiront, demeurera, quoi qu’il arrive, la patrie dont je ne
saurais déraciner mon cœur. J’y suis né, j’ai bu aux sources de sa culture,
j’ai fait mien son passé, je ne respire bien que sous son ciel, et je me suis
efforcé, à mon tour, de la défendre de mon mieux », confesse Marc Bloch en 1940. Il sera
emprisonné, torturé et fusillé par la Gestapo le 16 juin 1944.
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