La vieille dame la
reconnait mais ne sait plus exactement pourquoi elle est là. Elle tremble et remâche inlassablement le
présent. Et le présent n'est rien s'il est détaché du passé, s'il ne parvient
plus à désirer l'avenir. Avec la vieille dame, il est un enfer de l'instant.
L'instant qui dit et redit l'angoisse. Sa fille vient souvent la voir. Elle lui
parle, l’a fait parler et parfois elle doit lutter contre l'endormissement. La
vieille dame se souvient qu'elle va en maison de retraite mardi et demande à sa
fille, toutes les dix minutes : et tout ça ? Désignant les objets
et les meublent qui garnissent son salon. Et, sa fille ne sait pas quoi
répondre. Tout ça, est accumulation qui nous donne l'impression d'être éternel.
Tout ça. Pour avoir souvent déménagé ces trois dernières années, pour
avoir aidé la vieille dame à vider une maison de famille, pour avoir trié les
affaires des disparus, la fille sait combien certaines choses deviennent
poussière, vieillerie, illusion... une fois sorties de leur contexte. Les
objets n'existent qu'à travers notre regard. Sinon les objets s'en foutent.
Elle ne sait pas quoi dire à la vieille dame. Elle sait le partage de l'héritage
à venir, mais il ne la concerne pas. La vieille dame lui donne une photo de son
mari décédé avec dans ses bras une de ses filles. Elle a toujours vu cette photo
sur le mur du bureau, mais la regarde pour la première fois. De la poussière
sur son propre passé. Puis elle quitte un moment l'appartement et va
saluer la voisine de palier chez qui elle s'attarde une demi-heure. Quand elle
revient, la vieille dame est paniquée. Elle attrape sa main, elle dit son
prénom avec force. Sa fille lui dit : calme-moi, calme-moi. Elle prend
ses mains, ses bras. La vieille dame ferme les yeux, sa tête tombe et sa fille
pensait qu'elle allait mourir. Elle se dit que c'est peut-être aussi bien. Elle
voudrait que le drame s'arrête. Elle se sent capable de recevoir sa mort. Mais
les yeux s'ouvrent à nouveau et la litanie des questions reprend : et tout
ça ? Et tout ça ? Elle serre ses mains, lui caresse les bras. Une bise avec les lèvres
qui ne touchent pas la joue. Alors, elle pense à la vieille dame qu’elle sera un
jour, et à celle qui voudra bien lui
caresser la peau. En partant, elle revient sur ses pas, et serre sur son cœur
la photo sur laquelle son grand-père tient sa fille dans ses bras.
mardi 29 mars 2022
Nouvelle : « La fille de la vieille dame » !
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